Art ancien

Léonard et Michel-Ange, tropiques du génie

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 septembre 2019 - 844 mots

Si l’histoire et l’historiographie les conjoignent régulièrement, Léonard de Vinci et Michel-Ange incarnent deux figures dissemblables du génie, en dépit de leur apparente fraternité.

Michel-Ange Création Homme
Michel-Ange, Création de l'Homme, Fresque, 280 x 570 cm, 1508-1512
Photo Janeb13

Bien qu’une génération les sépare, l’histoire de l’art, peuplée de fantasmes et de projections, aura souvent réuni les noms de Léonard de Vinci (1452-1519) et de Michel-Ange (1475-1564) en vertu de leur « génie », ce mot fourre-tout conçu par les romantiques, brandi par les manuels et célébré par les publicités. Aux deux Toscans, rien n’aurait résisté. Or, à y regarder de près, des différences notables distinguent la création de Léonard, ce savant courtisé des rois, de celle de Michel-Ange, ce titan plébiscité par les papes.
 

Polyvalence : le savant contre le titan

Léonard de Vinci aura touché à tout. Ses manuscrits et ses traités recueillent l’envergure de son génie, capable de révolutionner l’hydraulique (imaginer des écluses, détourner un fleuve), l’ingénierie militaire (concevoir des forteresses, élaborer des plans de défense), l’optique, l’anatomie (œil, cœur, squelette) et la mécanique (scaphandrier, hélicoptère et parachute). Parfois scabreuses, ces inventions font de Léonard le prototype de l’humaniste savant, capable de déchiffrer un visible hiéroglyphique.

S’agissant du paragone, cette querelle opposant des artistes quant à la primauté supposée de la peinture ou de la sculpture, Léonard de Vinci tint toujours la première en très haute estime, et ce, en vertu de ses capacités d’abstraction, susceptibles d’en faire une cosa mentale. Si l’auteur de la Joconde s’essaya à la sculpture, avec le projet cyclopéen d’une statue équestre (monument Sforza, 1482-1499), sa fréquentation de la tridimensionnalité ne saurait concurrencer celle de Michel-Ange, son thuriféraire incontesté, lequel vitupéra souvent contre ses entreprises picturales puisque, du plafond de la chapelle Sixtine (1508-1512) au Jugement dernier (1536-1541), elles le détournaient du ciseau primordial et infléchissaient sa passion titanesque pour l’argile et le marbre. La grâce et la délicatesse d’un côté, la puissance et la vigueur de l’autre.

Inachèvement : l’inconstance contre l’accablement

Qu’il s’agisse de sculpture, de peinture (le Saint Jérôme, vers 1480, ou l’Adoration des mages, 1481) ou d’architecture (le projet de château à Romorantin), nombreuses sont les œuvres de Léonard de Vinci à être inachevées. Cette incapacité viscérale à terminer ses œuvres retiendra de nombreux commentateurs, parmi lesquels les psychanalystes Sigmund Freud et André Green, désireux de mettre au jour les fondements originaires de cette inclinaison. Une inclinaison assurément tributaire, pour reprendre les mots de Vasari, de « la variabilité » comme de « l’instabilité » de l’artiste, et, plus encore, de « l’excentricité » inhérente à un génie inconstant, soucieux d’affubler d’ailes son lézard domestique plutôt que de mettre la dernière main à ses œuvres. Et tous s’interrogèrent : comment discipliner cet esprit battant invariablement la campagne ?

Quant à lui, Michel-Ange porta tant l’inachèvement au rang d’art majeur qu’il est plus aisé de dénombrer les sculptures achevées, telle La Pietà (1499) de Saint-Pierre de Rome. Écrasé par les commandes émanant de la Florence médicéenne ou de la Rome papale, l’artiste parvint rarement à terminer ses sculptures, des esclaves du tombeau de Jules II (1513-1520) aux allégories du tombeau des Médicis (1524-1534). Assailli par le travail comme par la bile noire, Michel-Ange suspendit ses travaux par épuisement et par insatisfaction, ainsi que le signale son biographe Condivi : « Il lui semble en effet que sa main n’est jamais capable de réaliser concrètement l’idée que son esprit a formée. » En d’autres termes, le non finito michelangelesque procède d’une double impossibilité – matérielle et mélancolique. En 1503, la République de Florence décida de célébrer sa grandeur en réunissant les signatures de Léonard et de Michel-Ange au Palazzo Vecchio, avec la Bataille d’Anghiari et la Bataille de Cascina : sans surprise, les œuvres ne furent jamais achevées et nous sont parvenues respectivement par quelques dessins et la copie d’un carton. De la beauté d’un projet de papier…

Postérité : la solitude contre la descendance

Adulés, applaudis, vénérés, courtisés par les papes, les ducs, les rois ou les gonfaloniers, Léonard et Michel-Ange n’en demeurèrent pas moins éminemment solitaires : le premier n’aura eu que deux vrais assistants (Salaì et Francesco Melzi) tandis que le second les aura congédiés régulièrement. C’est une chose d’être un maître, c’en est une autre de faire école. À cet égard, la généalogie vincienne est modeste : mort en France, Léonard lègue à la postérité des traités, des idées et des techniques – son sfumato, en premier lieu –, sans enfanter de descendance artistique stricto sensu. Si sa création n’est pas une parenthèse, elle n’est pas non plus une césure : elle relève de l’extraordinaire, elle est un apanage qui n’appelle pas d’héritage.

Sans doute parce qu’elle est plus longue, et plus prolixe, la carrière de Michel-Ange fait l’objet d’intarissables louanges. Ses contemporains – écrivains, peintres et sculpteurs – en sont convaincus : sa vie est une prouesse et sa mort, en 1564, un couronnement. Avec l’artiste s’ouvre un nouveau monde et une maniera moderna. Rien ne sera comme avant. Les corps jouiront, les membres s’allongeront, les visages s’inquièteront. Après Michel-Ange, l’expression sera reine : le maniérisme sera sa lignée et les enfants de Saturne – Rosso, Pontormo et Bronzino – ses héritiers somptueux.

Château royal d’Amboise. Montée de l’Emir Abd el Kader, Amboise (37). En octobre, ouvert tous les jours de 9 h à 18 h. Tarif : 12,8 €. www.chateau-amboise.comChâteau du Clos Lucé. 2, rue du clos Lucé, Amboise (37). En octobre, ouvert de 9 h à 19 h. Tarifs (en octobre) : 16 et 14,5 €. www.vinci-closluce.comChâteau de Chambord (41). Jusqu’au 28 octobre, ouvert de 9 h à 18 h. Tarifs : 14,5 et 12 €. www.chambord.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Léonard et Michel-Ange, tropiques du génie

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