Inaugurale, une exposition anversoise, consacrée à la peinture de Michaelina Wautier (1614-1689) dévoile un talent inconnu, une femme intrépide et un chef-d’œuvre ineffable : Le Triomphe de Bacchus. Magistral.
De Michaelina Wautier, on ne sait rien, ou presque, entre sa naissance à Mons, probablement en 1614, et sa mort à Bruxelles, vraisemblablement en 1689. Une histoire de conditionnels, donc, pour cette artiste à laquelle les historiens de l’art attribuent pour l’heure vingt-sept toiles. Cadette d’une famille de huit enfants, dont six garçons, l’artiste est notamment la sœur de Charles Wautier (1609-1703), peintre flamand dont la notoriété accrue doit en partie à la longévité. Michaelina, comme Camille Claudel, dut rapidement se faire un prénom. Et c’est du reste sous cette simple désignation que nous est parvenue l’ancienne « Demoiselle Magdalena Wautier de Mons ou Berghen » de l’inventaire de l’archiduc Léopold-Guillaume de Habsbourg, gouverneur des Pays-Bas espagnols et important collectionneur d’œuvres d’art. Cet inventaire, établi en 1659 et enregistrant la présence de ce Triomphe de Bacchus, permet de donner une date ante quemà ce chef-d’œuvre audacieux, conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Avec cette grande machine mythologique (270 x 354 cm), Michaelina peint le dieu Bacchus qui, revenant victorieux des Indes, participe à une monumentale scène de débauche où confluent l’euphorie, l’ivresse et l’excès. Ce cortège dionysiaque voit l’artiste rivaliser avec des précédents majeurs – signés Titien, Annibal Carrache ou Rubens, son prestigieux voisin – et ausculter des nus masculins comme jamais ne s’y était jusqu’alors risquée une femme peintre – qu’elle se nommât Lavinia ou Artemisia. Forte de l’héritage anversois, où le baroque croise souvent le burlesque, riche de la leçon italienne, l’énigmatique Michaelina, qui livra des portraits, des natures mortes et des peintures religieuses, prouve qu’elle sait excéder les genres et enfin graver son (pré)nom à côté de Rubens ou de Van Dyck, mâles représentants du génie flamand…
Bacchus ne saurait être seul. Son triomphe est une parade. Les bacchanales à venir rejoueront sans cesse ce défilé soûlographique alimenté par une joie incontinente. Les hommes sont de la fête, évidemment, mais aussi les animaux. La panthère est ici réduite à l’état de peau, de défroque ; l’inévitable bouc magnétise les inventions ludiques des enfants ; le chien, plus civilisé car domestiqué, aboie sur le passage de cette caravane lubrique ; l’âne priapique, qui sert parfois de monture au dieu, est ici un personnage centré.
Bestiale humanité : hommes, femmes, animaux communient dans un tourbillon abolissant les hiérarchies et les coercitions sociales. Ainsi ce satyre barbu dont les pieds de bouc trahissent l’irrésistible animalité telle qu’elle est figurée depuis toujours sur la glyptique grecque ou dans la statuaire romaine. Car ce Triomphe de Bacchus n’est pas une simple songerie débridée, il est un réinvestissement de la grande tradition mythologique, une confrontation hardie avec de prestigieux aînés…
Allongé sur un chariot de bois que conduisent non pas des bêtes mais des faunes, se délectant du nectar qu’une vigne fait ruisseler dans sa bouche, Bacchus se prélasse, s’abandonne. La torsion du corps, infligée par une position malcommode qui autorise une certaine exhibition, ainsi que la puissance des membres attestent la dimension athlétique d’une luxurieuse divinité dont la puissance prime sans conteste sur la lascivité. Du reste, son sexe n’est-il pas dissimulé sous une peau de panthère, trophée conquis aux Indes, et, comme pour en rajouter une couche, sous une feuille de vigne, d’une chaste inutilité ? Colossal et superlatif, ce corps étendu avoue l’influence et la proximité décisives de Pierre Paul Rubens, également grand amateur de thèmes dionysiaques susceptibles de donner à voir la beauté des chairs comme la concupiscence des hommes. Prouesse technique d’autant plus singulière qu’elle est l’œuvre d’une femme, ce Bacchus ivre et nu constitue un remarquable morceau de peinture baroque.
Pour laisser respirer ce dense cortège de figures, pour ne pas asphyxier cette guirlande d’êtres endiablés, il était nécessaire de créer une échappée, peut-être une échappatoire. À cet effet, Michaelina a judicieusement choisi d’ouvrir dans le quart supérieur gauche du tableau un immense ciel, toile de fond sur lequel se détachent, sur un bas-relief, les sculpturaux personnages de la bacchanale. Loin de n’être qu’un futile décor, le ciel est un protagoniste de la scène. Tandis que s’empourprent d’onctueux nuages, d’autres se parent d’une lumière dorée. Ciel pyrotechnique que chahutent d’irrévérencieux satyres. Fin d’après-midi des faunes. Fin d’une journée qui ne veut pas finir. Curieusement, la trompe qui ouvre la voie, telle une figure de proue instrumentale, semble diffuser, mieux infuser, dans l’air des notes, mais aussi du bleu. Beauté atmosphérique. Couleur de la musique, musique de la couleur. Heure bleue du monde, quand s’éteignent les sages lumières et renaissent les folles passions.
Ceinte dans une tunique légère, dont les reflets soyeux et le rose délicat attestent une virtuosité technique et chromatique, une femme à la blonde chevelure se distingue. Frondeuse, comme absente à la scène, elle scrute un ailleurs du tableau et toise le spectateur. La ressemblance du visage avec un Autoportrait, conservé en mains privées, ne laisse guère de doute : Michaelina s’est représentée sous les traits de cette ménade inquisitrice et énigmatique.
Le sein, que l’on ne saurait ne pas voir, la femme assume à elle seule la dimension voluptueuse du tableau. Mais ce n’est pas tout. Tenant ce qui pourrait être le thyrse, ce bâton dionysiaque coiffé tantôt d’une pomme de pin, tantôt d’un pampre, elle incarne la fertilité – de l’imagination, de l’inspiration. En d’autres termes, Michaelina paraît vouloir s’identifier aux figures bacchiques qui, pléthoriques dans la littérature et dans les toiles, symbolisaient la création émancipée, ivre d’inventivité et d’invention. Allégorie aussi audacieuse que subtile, comme perdue dans une débauche virile. 
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : "Le Triomphe de Bacchus" de Michaelina