Art moderne

Sculpture

Le ballet des plâtres de Rodin

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 2015 - 840 mots

Reprenant les dernières recherches sur le sculpteur et ses expérimentations avec le plâtre, l’exposition de Montréal préfigure le nouvel accrochage du Musée Rodin.

MONTREAL - Mettant en valeur le travail expérimental de Rodin, la rétrospective montée par Nathalie Bondil à Montréal « peut être vue comme la préfiguration du nouvel accrochage du Musée Rodin », qui doit rouvrir le 12 septembre, d’après sa directrice, Catherine Chevillot. Le parcours, qui survole toutes les facettes de l’œuvre, s’ouvre par une salle spectaculaire dédiée à la main… Une main en bronze, prêtée par la collectionneuse montréalaise Phyllis Lambert, côtoie La Cathédrale, esquissant une prière commune. La grande Main de Dieu, où Adam et Eve émergent avec difficulté d’un bloc brut de marbre, vient du Metropolitan Museum de New York. La Main du Diable est un plâtre du Musée Rodin, qui a prêté 120 sculptures. Une soixantaine provient des collections américaines.

Cette entrée symbolise la main de l’artiste donnant naissance à ses créations. Mais le mythe qui en procède est aussi devenu une source d’incompréhension de son œuvre. Ainsi ses marbres ont-ils été contestés parce que Rodin déléguait à d’autres la taille de la pierre. À partir des années 1900, il était entouré d’au moins une cinquantaine de collaborateurs attachés à décliner ses œuvres en dimensions et en matériaux variables. C’est aussi cette histoire que raconte l’exposition.

Lumière et nervosité
Plutôt que le dessin (dont l’échantillon du Musée Rodin ici n’est guère parlant), le plâtre se trouve au cœur du parcours. Le fond d’atelier légué à l’État il y a tout juste cent ans en contenait 6 500, entreposés à Meudon. À regarder de près, la jambe de la pécheresse qui se contorsionne dans La Main du diable est en fait un bras accolé au corps… Rodin reprenait ainsi des motifs pour synchroniser un nouveau mouvement d’un ballet qui n’en finissait pas. Ces éléments étaient en plâtre, car les ouvrages qu’il modelait dans la terre se conservaient difficilement. Les techniciens réalisaient donc un moulage en plâtre servant de modèle aux différentes réalisations. Ils furent longtemps considérés comme des copies de travail sans intérêt, avant que les recherches de ces dernières décennies ne les rétablissent comme des originaux. Un cas exemplaire est celui du modèle des Trois ombres, oublié au Musée de Quimper depuis 1914, très abîmé, où il fut sauvé de justesse par la spécialiste Antoinette Lenormand-Romain. En 1894, le musée de Stockholm refusa une étude pour La Voix intérieure. Le Metropolitan museum, lui aussi, laissa à l’abandon les 73 fragments de plâtre ou de terre qui lui avaient été donnés en 1913.

Et pourtant, considère Catherine Chevillot, « de tous les matériaux, le plâtre est, pour Rodin, celui qui joue le rôle plastique le plus déterminant et à travers lequel il pose les questions les plus cruciales de son esthétique ». Quand il monta son pavillon de l’Alma en 1900, il ne choisit pratiquement que des plâtres, dont la lumière servait la fluidité de son art. Alain Beausire, commentant cette exposition, relevait en 1988 que « les préférences de Rodin allaient à cette matière encore empreinte de l’haleine créatrice, nerveuse et claire », plutôt qu’au bronze, prisé par les collectionneurs.

« Le laboratoire de Frankenstein »
« À partir de 1895, note Antoinette Lenormand-Romain, Rodin cessa pratiquement de modeler ». Il puisait dans ce vaste réceptacle d’esquisses, dont beaucoup avaient été imaginées afin de trouver place dans sa monumentale Porte de l’enfer. Il se mit à agrandir les pièces qu’il appréciait, rendant encore plus évidents les accidents, les mutilations et les désordres. Chez lui, relève l’auteur américain Leo Steinberg, « esthétique et technique ne font qu’un ». Il changeait la position des figures, les démembrait ou ajoutait un morceau, les rassemblait ou les dissociait, le plâtre se prêtant idéalement à cette œuvre en continu. Il simplifiait les formes, « évacuant l’illustration », selon les mots de Nathalie Bondil, pour se concentrer sur le mouvement. La Muse tragique, exposée en 1896 à Genève pratiquement sans retouche, laisse visible les éléments mal raccordés, la main et le visage difformes. Il accola deux jambes à un torse pour créer L’homme qui marche. Catherine Chevillot parle de son atelier comme d’un « laboratoire de Frankenstein ». « Il recherchait passionnément l’expression, expression des gestes, des attitudes, des corps eux-mêmes », écrivait en 1903 sa biographe Judith Cladel. Elle soulignait qu’il ne livrait pas ses sculptures « en œuvres proprement décoratives, mais pour l’unique beauté du métier qui apparaît ici plus saisissant qu’en toute autre statue achevée, parce qu’il y est seul et nu si l’on peut dire… En réalité, ce n’est pas Iris, La Terre, La Muse, mais des torses qui semblent des fragments d’un monument détruit : c’est une somme d’art… le total de ses efforts et de ses recherches concentré en formules plastiques ». Laissant le visiteur tourner autour de chaque œuvre, l’exposition montre ce processus qui parvient selon Nathalie Bondil à « intégrer la dimension temporelle à l’œuvre elle-même ».

Métamorphoses

Commissariat général : Nathalie Bondil
Scénographie : Sandra Gagné
Nombre d’œuvres : 233

Métamorphoses. Dans le secret de l’atelier de Rodin, jusqu’au 18 octobre, Musée des beaux-arts de Montréal, 1380, rue Sherbrooke, Montréal, Québec, tél. 1 514 285 2000, www.mbamtl.org, tlj sauf lundi 10h-17h, mercredi 10h-21h, entrée 12 $ (8 €). Catalogue, 304 p., MBAM-5 continents, 40 €.

Légende photo
Auguste Rodin, La Main du Diable, 1903, plâtre, 23,3 x 34 x 21 cm, Musée Rodin, Paris. © Photo : Musée Rodin/Christian Baraja.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°440 du 4 septembre 2015, avec le titre suivant : Le ballet des plâtres de Rodin

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