GENÈVE / SUISSE
Un spécialiste des arts populaires a enquêté et identifié le créateur de ces sculptures remarquées par Dubuffet et collectionnées avant lui par Josef Müller. Une petite vingtaine de ces pièces sont présentées au Musée Barbier-Mueller.
Genève. « Ce sont des statues de granit […] de hauteur environ 60 à 70 centimètres, peut-être sculptées dans des bornes arrachées aux chemins. On dirait que plusieurs sont l’œuvre d’un seul homme. Tous éléments d’information sur ces statues font défaut. Aussi bien s’en passent-elles allègrement. Que nous importe si leur auteur était bureaucrate ou vacher, vieux ou jeune ? » C’est avec cette description de figures en pierre de lave naïvement sculptées que Jean Dubuffet publiait son premier numéro des Cahiers de l’Art Brut aux éditions Gallimard en le consacrant aux « Barbus Müller et autres pièces de la statuaire provinciale ». Nous sommes en 1947 et l’artiste parisien, passionné par les créations d’art spontané, venait de découvrir, avant d’en acquérir lui-même, quelques exemplaires de ces figures sculptées – pour certaines portant la barbe – qu’il baptise ainsi en hommage au collectionneur suisse alémanique Josef Müller (1887-1977) qui possédait alors sept d’entre elles. Ce dernier, féru d’« art primitif », avait acheté, pour compléter sa collection d’artefacts, ces pièces à la provenance dite « vendéenne » auprès d’une antiquaire parisienne.
L’épais mystère qui entourait ces créations devenues mythiques a été dissipé par le travail d’enquête réalisé par Bruno Montpied. Peintre et écrivain autodidacte, ce spécialiste des arts populaires restait sous le charme de ces pièces dont l’existence lui avait été révélée quarante ans auparavant. En 2017, alors qu’il s’était attelé à un inventaire des environnements populaires spontanés en France, un ancien tirage photographique représentant un jardin où s’amassaient des statues ressemblant à s’y méprendre aux Barbus Müller le mit sur la piste : « Tout partit de là. On trouve un fil, et on tire dessus – car il fallait tirer dessus, en ne suivant pas l’avis de Dubuffet… Cet avis de Dubuffet me chiffonnait. Je ne trouvais pas que les statues puissent se passer si facilement de leur auteur », relate Montpied.
Une fois le lieu identifié grâce à une chapelle romane présente à l’arrière-plan de la photo – Chambon-sur-Lac (Puy-de-Dôme) –, il fallait remonter jusqu’à son auteur. Ce fut chose faite grâce à des recherches au cadastre qui dévoilent le patronyme d’Antoine Rabany comme propriétaire du lopin de terre.« Je découvris à la suite plusieurs documents, textes de témoignages et de débats qui prouvaient que c’était bien ce Rabany-là qui avait sculpté les figures entassées dans ce jardin de Chambon », raconte Bruno Montpied. De cet artiste autodidacte, on apprend que, né en 1844 et décédé en 1919, il s’engagea à l’armée, d’où il tira son surnom « le Zouave » avant de s’installer cultivateur en 1872. « On a une description physique de lui, sur son registre militaire, mais pas de photo : “Cheveux et sourcils : châtain clair ; yeux : gris-bleu ; bouche : moyenne ; menton : rond ; taille : 1,68 m ; visage : ovale ; ne sait ni lire ni écrire”. »
L’exposition présentée au Musée Barbier-Mueller à Genève rassemble 18 pièces non signées mais identifiées comme « Barbus Müller », issues de la collection Josef Müller ainsi que de collections publiques et privées, et se conçoit comme point d’orgue de ces recherches sur leurs origines. Entre ces figures, les créations de Dubuffet et les pièces ethnographiques de la collection Barbier-Mueller sont présentées dans un audacieux face-à-face, aux résonances parfois étonnantes sur le plan formel. Pour Bruno Montpied, elles sont néanmoins à relativiser : « Certaines caractéristiques des physionomies représentées, ce que l’on prend pour des lèvres épaisses par exemple, et qui ne sont peut-être que des barbiches et des moustaches taillées de façon fruste, peuvent en effet faire penser à une influence des physionomies africaines. Je pense que c’est une approche trop approximative, des faux amis… Dans le domaine des expressions stylisées, le vocabulaire des formes reste limité, et donc il se produit des télescopages et des proximités involontaires. »
L’exposition ne réunit pourtant que les Barbus Müller connus et identifiés : « Si l’on regarde attentivement les clichés-verre du jardin de Chambon-sur-Lac, on s’aperçoit qu’à part trois sculptures que l’on retrouve dans des collections d’art brut, les autres, une petite quarantaine environ, restent parfaitement inconnues, explique le chercheur. Il est évident que plusieurs d’entre elles sont encore cachées, appartenant peut-être à des particuliers en Auvergne par exemple, qui sont loin de se douter même qu’elles font partie d’un corpus devenu mythique dans la communauté des admirateurs de l’art brut… Et ils ne se doutent pas des prix qu’elles peuvent atteindre désormais (autour de 40 000 euros)… On est terriblement loin des “5 à 10 francs” qu’en recevait Antoine Rabany au fond de sa vallée auvergnate ! »
Si la genèse de ces statuettes est maintenant connue, l’enquête, elle, est loin d’être achevée.
Quel avenir pour le Musée après la disparition de ses fondateurs ?
Genève. Avec le décès de Monique Barbier-Mueller en août 2019 à l’âge de 89 ans, le Musée Barbier-Mueller perdait son dernier membre fondateur. C’est en 1977 que le couple formé par cette passionnée d’art africain et Jean-Paul Barbier (décédé en 2016) avait ouvert ce petit musée d’« arts lointains » dans la vieille ville de Genève, dont le noyau était constitué par la collection de son père, Josef Müller. Aujourd’hui, quel avenir pour une collection renommée chez les initiés mais qui ne bénéficie d’aucune subvention publique et derrière laquelle officie une fondation d’utilité publique ? Sa directrice, Laurence Mattet, mise sur l’engagement des héritiers dans le projet : « Gabriel, Stéphane et Thierry Barbier-Mueller sont tous les trois des collectionneurs passionnés dans des domaines très différents. Leur investissement n’est forcément pas de même nature que celui des fondateurs, mais une chose est certaine, ils ont tous à cœur de poursuivre l’œuvre de leurs parents et grands-parents. » Pour les héritiers, interrogés dans La Tribune de Genève en octobre 2019, « l’avenir [du musée] est assuré à moyen terme ». Ils reconnaissent toutefois que le musée est à la fois « un héritage et un challenge ».À quelques années de la retraite, la directrice reste optimiste : « Je suis persuadée que l’un (ou plusieurs) des représentants de la jeune génération reprendra les rênes. » La programmation du musée devrait bientôt être renouvelée, ceci, il est à espérer, sans perdre l’ADN de l’institution : le dialogue avec la création contemporaine ou l’ouverture à d’autres disciplines artistiques – la littérature et la musique – sont ainsi à l’ordre du jour.
Ingrid Dubach-Lemainque, correspondante à Neuchâtel (Suisse)
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°553 du 16 octobre 2020, avec le titre suivant : L’auteur des mystérieux “Barbus Müller” est enfin connu