BILBAO
Le Musée Guggenheim, qui en fut le premier bénéficiaire, analyse les conséquences de l’utilisation des nouvelles technologies dans la conception architecturale.
Bilbao. Il y a plus de deux décennies maintenant, l’ouverture d’une institution artistique à nulle autre pareille dans une ville espagnole jusqu’alors sinistrée généra deux « révolutions » : l’une en regard de l’édifice lui-même, l’autre à l’échelle de l’urbanisme. Le bâtiment en question n’est autre que le Musée Guggenheim de Bilbao, œuvre de l’architecte américain Frank Gehry. Ce musée fut en effet le premier projet à être entièrement modélisé grâce à un logiciel, Catia, jusqu’alors uniquement utilisé dans le secteur aéronautique. Ce bouleversement radical dans l’histoire de l’architecture eut également, par la suite, une conséquence sur l’ensemble de la ville que d’aucuns baptisèrent « effet Bilbao ». Cet étrange mélange entre geste architectural fort et indicible « aura » à l’origine d’une régénération du lieu demeure, aujourd’hui encore, l’éternel Graal que nombre de municipalités caressent avec jalousie. C’est précisément cet « effet Bilbao » que tente d’analyser cette exposition intitulée « Architecture Effects », déployée au Guggenheim Museum, à Bilbao. À travers une vingtaine de pièces (films, animations, photographies, sculptures, prototypes grandeur nature…) dont certaines réalisées pour l’occasion, le parcours analyse cette irruption de la technologie dans l’architecture, a fortiori dans sa fabrication, histoire d’apporter quelques réponses à une question complexe et intemporelle : qu’est-ce qui fait de l’architecture bien plus qu’une simple construction ?
En préambule, la présentation réinstalle le contexte de l’époque, en l’occurrence de cette année 1997, à travers une section intitulée « Airlock », capsule temporelle suggestive qui évoque plusieurs autres événements et/ou transformations fondamentales. Outre un tournant dans l’histoire de l’architecture, on comprend dès lors que l’ouverture du musée a aussi correspondu à un moment où apparaît un prisme de paradigmes émergents et de mutations entre disciplines, aussi bien du point de vue de la technologie que de la civilisation occidentale, qui furent, en réalité, les prémices du monde actuel. En témoignent le premier robot d’exploration planétaire (Pathfinder), la première victoire d’une intelligence artificielle (Deep Blue) sur un champion du monde d’échecs (Garry Kasparov), le premier clonage d’un mammifère (le mouton Dolly) ou le premier animal électronique à nourrir de manière numérique (Tamagotchi) « Nous ne voulions pas faire une exposition d’architecture “classique” avec plans et maquettes, mais au contraire évoquer la réflexion autour de cette discipline qui a émergé à l’orée du XXIe siècle et qui explore depuis de nouveaux territoires, explique Manuel Cirauqui, conservateur au musée Guggenheim de Bilbao et co-commissaire de l’exposition. Aux côtés des architectes, nous avons aussi invité des artistes qui mettent en relief l’extension des investigations architecturales au-delà de l’espace construit identifiable et normalisé. » Résultat : des œuvres qui se situent à la frontière de l’art et de l’architecture.
Nombre d’entre elles mettent ainsi l’accent sur la dimension psychoaffective de l’architecture, évoquent des sensations d’urgence ou de perte de sens, voire suggèrent des façons de transcender les tensions de notre temps. Ainsi en est-il de A Tent Without a Signal par Michael Meredith et Hilary Sample (MOS). Usant de la typologie nomade, le tandem érige une structure en croix entièrement habillée d’un textile futuriste à base de fibres métalliques, créé numériquement, qui fait, en outre, office de cage de Faraday et bloque les ondes électromagnétiques de nos portables. Bref, au dedans : aucun signal, hormis ceux de notre « réalité intérieure ». Idem avec Float Tank 1 du duo Leong Leong, caisson de flottaison individuel empli d’eau et d’une grande quantité de sel dans lequel le corps flotte allègrement, un moyen pour explorer son Deep Self [« moi profond »].
Comme une énorme lanterne surdimensionnée, Didier Faustino, lui, a conçu une « maison » intitulée A Home is not a Hole, dans laquelle on n’entre pas : « C’est comme un fantôme d’habitation, un lieu de réflexion dans lequel on “habite” uniquement par l’esprit », explique-t-il. « “L’effet” en architecture n’est pas quelque chose de palpable, fait remarquer l’architecte. À partir du Guggenheim-Bilbao, on est entré dans un nouveau paradigme dans lequel on n’est plus contraint par la théorie. Certes, on caresse l’art de très près, mais on demeure architectes, car les projets parlent toujours d’espace, aussi hypothétiques soient-ils. »
L’œuvre El Otro [« L’Autre »] de Frida Escobedo lorgne, elle, à l’envi du côté du Grand Verre de Duchamp. Celle-ci a, en effet, récupéré une série de fenêtres grands formats d’un bâtiment emblématique abandonné de Mexico et les a redéployées sous forme de deux rangées superposées. En s’approchant au plus près, le visiteur peut remarquer sur la surface du verre les traces de ce qui, jadis, s’est passé derrière ces vitres, négatifs de vies qui sont aussi, en creux, une subtile critique du rationalisme, lequel dissimulait derrière une façade homogène une hétérogénéité d’existences.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°514 du 4 janvier 2019, avec le titre suivant : L’architecture à l’ère numérique et ses effets collatéraux