Art moderne

La renaissance inespérée de l’Art nouveau

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 18 novembre 2009 - 1195 mots

Ses volutes décoratives furent longtemps méprisées pour leur manque de fonctionnalisme, oubliant le projet de l’Art nouveau. Ironie du sort, ces mêmes circonvolutions ont signé son grand retour.

L'histoire de l’art a toujours eu cette propension à accompagner des réhabilitations spectaculaires après avoir cloué au pilori des peintres et des mouvements – la paysannerie peinte par les Le Nain fut réhabilitée au XIXe siècle après des décennies aux oubliettes, Georges de La Tour fut finalement érigé en maître au XXe siècle après un oubli conséquent, et les cas ne manquent pas –, mais avec l’Art nouveau, le cas devient exemplaire.

L’Art nouveau, un maniérisme dégénéré ? Pire, du rococo !
Dès 1902, l’Art nouveau souffrit, notamment en France, d’un dénigrement rapide et violent. Alors que le mouvement paneuropéen connaissait son heure de gloire à la grande exposition des arts décoratifs de Turin, l’élite hexagonale haussait déjà les yeux devant les prouesses virevoltantes des architectes et créateurs. Est-ce la popularité qui a fait fuir l’intelligentsia parisienne  ? On peut se le demander. Mucha réalisait les affiches des spectacles de Sarah Bernhardt, Loïe Fuller montait son propre théâtre pour ses chorégraphies de voiles et de lumières colorées, les grandes expositions universelles drainaient un public toujours plus nombreux.
   
    Amalgamé en France à la Belle Époque, l’Art nouveau est rapidement cantonné à l’image d’un art, d’une architecture et d’un mobilier outranciers, aux circonvolutions gratuites, jouisseuses jusqu’à l’excès, symboles d’une fin de siècle déraisonnable. L’Art nouveau en revival d’un maniérisme dégénéré  ? Pire, du rococo  ? On ne serait pas loin de ces étiquettes alors infamantes, synonymes de légèreté et de frivolité.
   
    Il y a d’ailleurs de cela dans la relecture qui sera opérée dès les années 1920. La modernité est alors incarnée par un rationalisme rigide, un fonctionnalisme épuré, celui notamment du Bauhaus et du style Art déco. L’Art nouveau, symbole du mauvais goût, de l’impureté et de l’ornementation, était-il pourtant si insensible à la modernité  ? Rétrograde  ? Un art en dehors des réalités d’un monde en pleine accélération  ?
  
    Bien au contraire, dès sa date de naissance officielle en 1893, le mouvement conçoit un nouveau sens des proportions destiné à l’homme moderne. Il repense le cadre de vie et opte pour l’œuvre d’art totale, une conception holistique qui conduit les architectes à imaginer un habitat de sa petite cuillère au gros œuvre. Et si les formes sont organiques, c’est pour mieux épouser le rythme des lois naturelles et générer une qualité énergétique pour celui qui y vit.
   
    Hector Guimard se voit commander les stations et pavillons d’entrée du métropolitain parisien, emblème du passage de la ville à la modernité, au mouvement et à la vitesse. Preuve de sa parfaite compréhension de la contemporanéité ambiante, l’Art nouveau construit l’écrin du progrès. D’ailleurs, même Le Corbusier, en 1929, louera son rôle précurseur dans la rupture des ordres classiques.

Fin des années 1950, les hippies s’emparent de l’Art nouveau
Mais la première réhabilitation connue et magistrale viendra du Surréalisme et surtout de Salvador Dalí, grand admirateur de Gaudí et Guimard. Il dépêche Man Ray à Barcelone pour photographier les exubérances des casas Milà et Batlló ainsi que du parc Güell de l’architecte catalan, et mandate Brassaï pour capter l’inquiétante étrangeté des volutes du métro parisien. Ces photographies en noir et blanc si intrigantes sont publiées en décembre 1933 dans la revue surréaliste Minotaure avec l’article de Dalí, « De la beauté terrifiante et comestible de l’architecture Modern Style ».
   
    Le mouvement cornaqué par Breton s’enthousiasme pour la fantasmagorie biomorphique de Guimard et consorts, célébrant « le produit d’un mécanisme paranoïaque », l’onirisme des ensembles. Même le commissaire américain Alfred H. Barr ne s’y trompe pas lorsqu’il inclut Hector Guimard en 1936 dans la grand-messe du MoMA, « Fantastic Art, Dada, Surrealism ». Mais rien n’y fait, l’Art nouveau n’incarne pas plus la modernité et le contemporain.
   
    Il faudra attendre la fin des années 1950 pour commencer à voir fleurir les rétrospectives – en 1959 au MoMA et l’année suivante au musée national d’Art moderne avec « Les sources du vingtième siècle » – et remarquer dans ce sillage l’intérêt de la presse. En novembre 1960, Patrick Waldberg dresse ainsi l’histoire du mouvement dans les pages de L’œil. Maurice Rheims publie entre-temps, en 1965, L’Art 1900 ou le style Jules Verne.
   
    À Londres, les expositions Mucha et Beardsley, respectivement en 1963 et 1966, attisent la curiosité des jeunes étudiants hippies qui traduiront cette influence dans des pochettes de disques et des affiches de concerts psychédéliques. À Paris, Maxim’s, fondé en 1893, s’impose comme un symbole et voilà que ressurgissent les papiers peints chargés des intérieurs amplement photographiés dans les revues tendance. Les lampes Gallé et leurs avatars plus ou moins réussis sortent du placard.
   
    L’image de l’Art nouveau est de nouveau branchée, mais elle est certainement plus superficielle et moins existentialiste qu’à son origine. Elle répond à l’air du temps de cette fin des années 1960, libertaire et extravagante, intensément hédoniste, rejoignant presque certains poncifs des mauvaises années du mouvement. Mais l’histoire de l’art a désormais accompli sa tâche et adoubé durablement l’enfant prodigue du tournant du siècle.
   
    Peut-on dès lors penser que cette exposition postule un retour en force du style Art nouveau dans nos chaumières  ? Il est peu probable qu’elle y parvienne lorsqu’on constate l’hégémonie du fonctionnalisme dans le design actuel. Mais il faut bien admettre que l’exubérance originale ou celle des prétendus suiveurs du courant laissent souvent admiratif et envieux d’un peu plus de folie domestique.

Aubrey Beardsley, le sulfureux
Ses illustrations sont reconnaissables entre mille. Ces noirs et blancs tranchés, cette ligne franche et dure contrastant avec l’étonnante fluidité des volutes décoratives, la sinuosité des chevelures, l’exubérance des corps, voilà la signature d’Aubrey Beardsley.

Salomé d’Oscar Wilde, premier morceau de bravoure
Cet homme à la destinée fulgurante (né en 1872, il est décédé en 1898) signa à 22 ans les illustrations de la Salomé du scandaleux Oscar Wilde. Ses images sont gravées dans les mémoires, les visages inquiétants des héroïnes, la rythmique des scènes, l’influence manifeste de l’art japonais et du préraphaélisme d’Edward Burne-Jones, la froideur des plans et l’érotisme exaltant qui s’en dégageait.
Ce premier coup d’essai propulse le jeune Beardsley sous le feu de l’engouement intellectuel britannique, des critiques aussi. Rapidement, à côté du travail qu’il effectue pour la revue littéraire Yellow Book, il compose huit planches sulfureuses en illustration, Aristophane Lysistrata (1896), dans lesquelles il déploie une grande efficacité dans la décadence.

Pillage et merchandising
Beardsley relance le livre richement illustré et suscite l’admiration outre-Manche. La Mort d’Arthur de Thomas Malory ou Mademoiselle Maupin de Théophile Gautier trouvent une expression nouvelle sous sa plume autant inspirée par l’art rococo que par les estampes japonaises. Étiqueté dessinateur érotique par la suite et parfois méprisé, Beardsley maintient malgré tout une reconnaissance constante de son art.
Dès les années 1920, son style épuré épouse parfaitement le style graphique de l’Art déco. Jusqu’aux années 1960, au cours desquelles la rétrospective du Victoria & Albert Museum de Londres annonce le retour en grâce du dessinateur. Jusqu’au pillage et au merchandising.

Comprendre l'art nouveau
Modern Style, Jugendstil, Modernisme, Liberty sont des alias de l’Art nouveau. En fait, la terminologie varie selon les pays. L’Art nouveau en est le patronyme général. On parle de style Tiffany aux États-Unis, Liberty en Italie, de Jugendstil en Allemagne, de Sécession en Autriche, de Modern Style en Écosse, de Modernisme en Catalogne, mais le mouvement essaime dans toute l’Europe.
Leur credo commun : créer un art total, esthétiser le quotidien. La pluralité des appellations reflète l’hétérogénéité stylistique de ce mouvement, car les écarts sont grands entre la rectitude linéaire et plane d’un Charles Rennie Mackintosh à Glasgow, les constructions de style prairie de Frank Lloyd Wright, la conception florale d’un Émile Gallé dans son école de Nancy ou celle, plus abstraite et structurelle, du bastion bruxellois. Mais oui, ils ont un credo commun : créer un art total, esthétiser le quotidien. Le critique d’art Jean Cassou est pertinent lorsqu’il résume l’Art nouveau en un « mélange hétérogène qui n’arrive pas à constituer un tout ».

Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Art nouveau Revival », jusqu’au 4 février 2010. Musée d’Orsay, Paris. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h ; le jeudi à 21 h 45. Tarifs : 9,50 et 7 €. www.musee-orsay.fr
« Décors et délires » cinématographiques. Du 8 au 27 janvier 2010, le musée d’Orsay programme un cycle cinéma explorant l’univers délirant des films sixties. De Barbarella, héroïne de BD au sex-appeal intergalactique incarnée par Jane Fonda dans le film culte de Roger Vadim, au drolatique et kitchissime Hibernatus en passant par Quoi de neuf Pussycat ? réalisé par Clive Donner sur un scénario de Woody Allen, cette sélection de films témoigne d’une évolution cinématographique essentielle faisant du décor un protagoniste à part entière. Pattes d’éph’, gilets en peau de chèvre et médaillons peace and love exigés !

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : La renaissance inespérée de l’Art nouveau

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