METZ
L’ambitieuse exposition du Centre Pompidou, à Metz, révèle comment s’est construite la pensée de Jacques Lacan, qui n’a cessé de se confronter aux œuvres et de s’en nourrir.
Faire une psychanalyse de l’artiste et de son œuvre ? Pas question. C’est au psychanalyste de prendre de la graine des créateurs ! Il n’a pas « à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie », s’emporte Jacques Lacan en 1965, dans un texte sur Marguerite Duras. Toute sa vie, ce dernier a ainsi fréquenté les artistes – André Breton, Salvador Dali, André Masson, Pablo Picasso ou encore Balthus. Il a, aussi, écrit abondamment sur l’art, sur Holbein comme sur Velasquez. Et, en avançant en âge, il s’est entouré d’œuvres, qu’il a collectionnées. Compagnon de route des artistes, il a exploré avec eux les arcanes et les méandres de l’âme, donnant naissance à un courant psychanalytique qui, plus de quarante ans après sa mort, survenue en 1981, entre en écho avec la création contemporaine, comme le met en lumière l’actuelle exposition « Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse », au Centre Pompidou-Metz.Si Lacan a très tôt fréquenté les artistes d’avant-garde, c’est sans doute que, comme eux, il n’avait guère d’appétence pour l’ordre établi. Le « bien comme il faut », très peu pour lui... S’il naît en 1901 dans une famille de la moyenne bourgeoisie qui tente de l’éduquer dans la foi catholique – son frère Marc deviendra prêtre –, Jacques Lacan choisit un autre chemin : il s’efforcera, comme il l’écrira un jour à son frère, « d’établir la place dans l’être de ce qui s’appelle : le désir ». À 17 ans, le jeune homme que ses professeurs du lycée Stanislas à Paris décrivent comme un être « intelligent mais bizarre », au travail « irrégulier » et aimant « passer à côté du règlement », reconnaît lui-même détester « la tradi rétrograde ». Il fréquente la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon. Là, se retrouvent Louis Aragon, André Breton, Paul Claudel. Lacan y rencontre James Joyce, et assiste, quelques années plus tard, en 1921, à une lecture que son traducteur, l’écrivain Valery Larbaud, donne d’Ulysse, premier roman où se déploie, sur des centaines de pages, le flux de conscience du narrateur.Celui qui entamera bientôt des études de médecine rencontre dans la démarche des artistes un écho à son propre désir d’explorer l’âme humaine. En 1927, trois ans après la publication par André Breton du Manifeste du surréalisme, marqué par les travaux de Freud sur l’inconscient, à une époque où les surréalistes s’intéressent à la maladie mentale et à l’écriture de la folie, voici Lacan interne en psychiatrie.
En 1932, alors que Dali développe sa théorie sur la « paranoïa critique », il soutient sa thèse de doctorat, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, dont il offre un exemplaire à l’artiste, avec pour dédicace : « À Salvador Dali qui m’aide à connaître ce que j’ai défini. » Bientôt, il écrit dans la même revue que le peintre catalan, Le Minotaure… sur la paranoïa. « Les rencontres entre Lacan et Dali sont alors nombreuses, et se poursuivront jusque dans les années 1970 », souligne Marie-Laure Bernadac, co-commissaire de l’exposition du Centre Pompidou-Metz. Dali, en effet, dans ce qu’il appelle sa « conquête de l’irrationnel », fascine Lacan. « Dali est dans une association libre, comme on peut l’être dans une psychanalyse – peu lui importe que cela plaise, ou que ce soit au contraire grossier ou irrévérencieux… Il mobilise ce qui ne se dit pas et ne se voit pas. Mais surtout, il met en scène l’articulation entre le désir, l’imaginaire et le symbolique », observe le psychanalyste Thierry Delcourt, auteur de La Folie de l’artiste (2018). Un exemple ? En 1954, à travers son Corpus hypercubus, où il représente le Christ crucifié sur le patron tridimensionnel d’un hypercube, sous le regard de Gala, épouse de Dali, figurée en Vierge Marie, « l’artiste s’inscrit profondément dans la culture occidentale, mais la retravaille et l’interroge : tout en reprenant les symboles du catholicisme, il exprime un imaginaire débridé… C’est ce qui advient dans une psychanalyse : quand une personne s’exprime hors de toute contrainte sociale, ses propos peuvent apparaître très dérangeants ! », explique Thierry Delcourt.Or, comme Dali, lorsqu’il regarde une œuvre d’art, Lacan voit toujours autre chose que ce qu’en garde la tradition. Ainsi, en observant Les Ambassadeurs d’Holbein (1533), il remarque avec curiosité, à leurs pieds, la tête de mort anamorphosée. « Ce qu’il y voit tranche avec le regard traditionnel de l’histoire de l’art : pour lui, cette anamorphose figure l’effet d’une érection… De plus, en l’évoquant, il convoque immédiatement les montres molles de Dali ! », remarque l’historien de l’art Bernard Marcadé, co-commissaire de l’exposition du Centre Pompidou-Metz. « J’ai dit que le regard n’était pas l’œil, sauf sous cette forme volante où Holbein a le culot de me montrer ma propre montre molle », écrit Lacan avec un certain humour… Pour Lacan, qui épouse en 1934, une peintre, Marie-Louise Blondin, qu’il quittera pour la comédienne Sylvia Bataille – séparée de Georges Bataille –, les artistes sont tout au long de sa vie des phares et des taons, qui le piquent et stimulent sa pensée. Pendant l’occupation et après la Libération, Lacan fréquente Picasso et Dora Maar, dont il prendra soin lorsque Picasso la répudiera et qu’il guidera vers la religion pour calmer sa douleur et ses délires. En se mariant avec Sylvia, en 1953, Lacan devient le beau-frère d’André Masson, dont il est déjà l’ami dans les années 1930 : alors que le peintre réalisait deux versions du mythe de Narcisse, Lacan commençait à élaborer sa théorie du « stade du miroir », qui permet au sujet de constituer son identité…
Et lorsque le psychanalyste achète, sans doute sur le conseil de Sylvia, pour sa maison à Guitrancourt, dans les Yvelines, L’Origine du Monde de Gustave Courbet (1866), Masson orne un leurre (Terre érotique), panneau en bois coulissant destiné à dissimuler le sulfureux tableau, dans la collection de Lacan, parmi d’autres œuvres de Masson, mais aussi de Balthus auquel il a rendu plusieurs fois visite à Rome lorsque ce dernier dirigeait la Villa Médicis, Renoir, Derain, Giacometti ou encore Zao Wou-Ki, dont la peinture « entre en écho avec sa théorisation du vide et du tout », souligne Marie-Laure Bernadac. L’art qu’il contemple aide en effet Lacan à formuler ses grandes idées en psychanalyse. « Dans chacun de ses séminaires, Lacan fait des références inouïes à l’histoire de l’art, de la préhistoire à Marcel Duchamp, en passant par Les Ménines de Velasquez, œuvre sur laquelle il porte un regard extrêmement original, en observant une fente dans le vêtement de l’Infante qu’il met en relation avec les incisions de Lucio Fontana », relève Bernard Marcadé. L’une des dernières passions de Lacan fut pourtant pour les mathématiques… Une façon, peut-être, de se raccrocher à des fondements scientifiques après avoir plongé avec les artistes au plus profond de l’âme humaine.
L’exposition : Les formes du désir
Qu’ont appris les artistes à Lacan ? Comment les a-t-il nourris en retour ? C’est ce que met en lumière l’exposition du Centre Pompidou-Metz, plus de quarante ans après la mort du psychanalyste. Après une section consacrée à la vie du psychiatre et psychanalyste, le parcours invite à suivre les grands thèmes lacaniens – le « stade du miroir », « lalangue », le « Nom-du-père », l’« objet a » , le regard, la femme – dans leur dialogue avec les artistes. Ceux qu’il a fréquentés, ceux qui lui ont ouvert des voies, mais aussi ceux qui ont travaillé sur sa pensée ou qui, simplement, entrent en résonance avec ses idées. Comme Louise Bourgeois ou Niki de Saint Phalle pour le concept du Nom-du-père, ou Cindy Sherman pour celui du corps morcelé.
« Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse »,
Centre Pompidou-Metz, 1 parvis des Droits de l’Homme, Metz (57), jusqu’au 27 mai.
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La psychanalyse dans le miroir de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : La psychanalyse dans le miroir de l’art