Architecture

La libération de l’architecture selon Junya Ishigami

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 23 mai 2018 - 865 mots

PARIS

Le projet du créateur nippon, exposé à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, révèle, par son ampleur et sa finesse, la force de conviction de son auteur comme la singularité de son approche.

Exposition "Junya Ishigami, Freeing Architecture", à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2018.
Exposition "Junya Ishigami, Freeing Architecture", à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2018.
Photo Giovanni Emilio Galanello

Paris. Certaines expositions d’architecture laissent pantois. Tel est le cas de celle consacrée à Junya Ishigami par la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris. Et ce, pour deux raisons. D’abord, nombre des projets présentés sont époustouflants, preuve avant tout d’un art certain de leur auteur pour convaincre des maîtres d’ouvrage « ouverts » et/ou aux budgets importants. Ensuite, cette manière de travailler réellement singulière, parfois archaïque, souvent de l’ordre de l’impalpable, est rafraîchissante. D’autant que l’homme a placé la barre très haut : il veut « libérer l’architecture », comme l’indique le sous-titre de cette rétrospective, « Freeing Architecture ». Louable credo ! Junya Ishigami a 44 ans, est diplômé de l’Université nationale des beaux-arts et de musique de Tokyo, et est « passé » chez Kazuyo Sejima – cofondateur de la célèbre agence Sanaa –, avant d’ouvrir son propre bureau, en 2004 à Tokyo.

Dès l’entrée, le visiteur ne peut qu’être stupéfait par la profusion de maquettes géantes comme par leur variété. Elles produisent une vive impression, à l’instar de ses dessins numériques ultra-détaillés, aux formats parfois immenses, ou de ses sublimes esquisses au trait. En regard, des vidéos montrent les projets réalisés ou en détaillent le chantier tandis qu’un film célèbre la philosophie de l’architecte. Quels que soient les projets, Junya Ishigami s’attache avant tout au lieu. « Un édifice ne peut pas avoir la même forme partout, explique-t-il. Lorsque je conçois un bâtiment, j’essaie de voir jusqu’où je peux exploiter les potentialités du contexte et de l’environnement. » À chaque fois, l’originalité est de mise. Ainsi, lorsque l’Institut polytechnique, à Moscou, recherche des mètres carrés additionnels, il propose non pas d’adjoindre une extension, mais d’ouvrir le sous-sol jusqu’alors enfoui en le déterrant entièrement et en le « nettoyant » de toutes ses parois parasites, ajoutant, de fait, un niveau. Le projet est actuellement en construction.

Si la nature est, certes, une thématique foncièrement nipponne, Ishigami la traite de manière on ne peut plus fine, sinon précieuse. À Nasu (Japon), afin de libérer une parcelle en vue d’y construire un hôtel, il transpose carrément une « forêt », soit 320 arbres, après les avoir soigneusement répertoriés – le visiteur peut en voir une étonnante planche façon herbier. À Dali (Chine), pour un complexe touristique déployé à flanc de montagne, il utilise les larges mégalithes dont regorge le site pour ériger huit villas. Parfois, l’architecte n’hésite pas à « bousculer » le paysage. Toujours en Chine, dans la province de Shandong, il plante au cœur d’une vallée une église de 45 mètres de haut. Les maçons érigeront les murs par couche de deux mètres, jusqu’à atteindre la hauteur désirée. Durée des travaux, temps de séchage des strates compris : environ une année.

Un bâtiment universitaire ouvert aux quatre vents

Junya Ischigami adore les défis. Au sein du Kanagawa Institute of Technology à Atsugi, il prépare un lieu ouvert aux quatre vents, simplement protégé, en partie haute, par un gigantesque toit de métal d’une maigreur extrême et tendu tel un arc. Au sous-sol de la Fondation Cartier, une maquette d’une longueur impressionnante, accompagnée d’un dessin en coupe aussi interminable, matérialise le futur exploit.

L’architecte surgit souvent là où on ne l’attend pas. Réputé pour son esthétique évanescente – voir le bâtiment cristallin planté l’an passé dans le parc de Tytsjerk (Pays-Bas), dont une maquette est ici présentée –, il construit, à Yamaguchi (Japon), pour l’un de ses amis chef un restaurant aussi rêche qu’une grotte. D’un côté, la transparence du verre, de l’autre, l’épaisseur d’un béton quasi pariétal – ce ne sont pas les fondations qu’il coule dans le sol, mais… les murs. Le restaurant devrait ouvrir cet été.

L’homme affiche un humanisme à tous crins. En témoigne ce projet de résidence pour personnes âgées, à Tohoku (Japon). Afin de ne pas déboussoler les résidents, il agrège entre elles une quarantaine de maisons traditionnelles venues des quatre coins du pays et destinées à être démolies, afin de former un bâtiment d’un seul tenant, hétéroclite mais rassurant. Il procède de même avec la demeure de ses parents, qu’il restructure actuellement. Sa grand-mère, qui y vit aussi, aime plus que tout admirer le jardin, assise sur le tatami. Comme l’évoquent une maquette colorée et des aquarelles, Ishigami fait descendre très bas le toit de la maison, ne laissant qu’une hauteur réduite pour la paroi de verre qui file devant le jardin : on ne s’y tient pas debout, uniquement… assis.

Le soir précédant le vernissage de l’exposition, lors d’une discussion entre Junya Ishigami et Jean Nouvel, l’architecte français a décrit son jeune confrère d’une belle formule : « Chez Junya Ishigami, il y a une attitude neuve, l’invention, un jeu entre le “Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien’’, comme dit Jankélévitch. Il a une vraie identité dans le dessin. Il produit des espaces dans lesquels on ressent la présence des éléments : l’eau, l’air, le ciel… Il faut reconquérir le droit d’“architecturer’’ : c’est ce qu’Ishigami est en train de faire, et de façon pertinente. »

Junya Ishigami, Freeing Architecture, jusqu’au 10 juin, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°501 du 11 mai 2018, avec le titre suivant : La libération de l’architecture selon Junya Ishigami

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