On ne sort pas indemne de la rencontre avec l’œuvre du peintre allemand. Démonstration à la Royal Academy of Arts de Londres.
LONDRES - À l’entrée de l’exposition de la Royal Academy of Arts, posé sur l’un de ces mille-feuilles en plomb qu’Anselm Kiefer nomme livres, un aaigle acéphale, symbole décapité de la gloire allemande, déploie ses ailes. Plus loin, un tableau de grand format met en scène l’événement inaugural de l’identité germanique : la bataille d’Arminius, gagnée contre les Romains, emblème patriotique, voire nationaliste, de ce pays à travers les siècles. La scène a pour cadre une forêt aux troncs dénudés, sans le moindre signe de verdure. Au sol, la neige sale est tachée de sang et, à la place des soldats héroïques, on trouve les noms de militaires ou chefs politiques qui ont forgé la nation allemande.
Ailleurs, avec Les Voies de la sagesse du monde (1976), c’est un arbre généalogique en feu. Les branches, auxquelles sont accrochés les portraits et les noms d’Allemands célèbres, forment un court-circuit inextricable. Le choix de Kiefer n’a rien d’innocent car toute filiation « naturelle » entre ces personnages et leur terre ancestrale n’est plus possible, interrompue par l’événement le plus tragique du XXe siècle. L’ironie cruelle du titre défie toute conception rassurante d’une continuité impensable.
Champs de ruines
Même quand l’artiste se réfère directement à son activité picturale, on trouve toujours les traces d’un trauma impossible à oublier. Ainsi, une salle entière est occupée par de formidables représentations de très grands ateliers (Attic, 1971-1973). Le sol en bois de ces lieux vides et glaçants est transpercé par un poignard, comme un pinceau chimérique.
D’autres travaux font appel à l’histoire de ce pays, entachée par une mémoire honteuse. Kiefer, né en 1945, est, à l’instar d’autres artistes allemands de sa génération, profondément marqué par un sentiment de culpabilité vis-à-vis de la mémoire allemande. Son œuvre tente de faire face à un passé qui reste insupportable et s’engage dans un dialogue avec l’histoire de son pays. Comme Markus Lüpertz ou Georg Baselitz, il s’insurge contre la volonté qui caractérise l’Allemagne d’après guerre, celle d’effacer le passé en abandonnant les images qui risquaient de le refléter. Déclarant la fin des mensonges et des refoulements, l’artiste emprunte ses motifs à l’imagerie traditionnelle et, peignant sans tabou d’aucune sorte, il s’attaque de front au passé.
Ses toiles, réalisées à partir de débordements d’une matière épaisse et accidentée et d’empâtements brossés par de violents coups de pinceau dans des tonalités grises et terreuses, semblent peintes sur un champ de ruines. Dans son cas, le terme de « techniques mixtes », si souvent employé dans l’art contemporain, se justifie pleinement. Kiefer, en effet, utilise les matériaux les plus divers : sable, paille, plomb, cendres, bois, goudron… Plus encore, on peut dire que l’artiste travaille avec et contre la matière, tantôt profitant de ses capacités à la maîtriser, tantôt la laissant s’imposer.
Ivresse grandiloquente
Le visiteur reste fasciné, écrasé même par la formidable puissance archaïque des œuvres, par leur capacité à transformer l’Histoire en mythe, par les inscriptions qui découvrent et cachent à la fois le monde intime de l’artiste, ou encore par la tension que dégagent des rencontres aléatoires entre différents éléments que Kiefer incorpore dans ses tableaux.
Le mérite de l’exposition londonienne est de proposer non seulement des toiles immenses mais également des installations qui donnent toute la mesure de cet univers bouleversé, décrit par le poète Paul Celan dont l’œuvre est une source d’inspiration majeure de l’artiste. Les Âges du monde, structure pyramidale ou plutôt tas de « gravats » menacé par l’écroulement, qui a été réalisé in situ, est un exemple d’aller-retour extraordinaire entre création et destruction.
Cependant, la thématique de Kiefer ne se limite pas à l’histoire de son pays, même s’il déclare que pour lui elle est un matériau, comme le paysage ou la couleur. Étendue, son iconographie se veut universelle et va de la kabbale à l’alchimie, de la biologie à la cosmologie, de la philosophie à la poésie. Non sans une certaine ivresse grandiloquente, pourrait-on ajouter. Avec Ordres de la nuit (1996), le rapprochement entre l’homme allongé par terre et les plantes géantes (de tournesol ?) n’échappe pas au symbolisme un peu simpliste, voire au pathos. Autrement dit, l’artiste est plus souvent dans la démesure que dans la demi-mesure. Mais c’est peut-être le prix à payer quand on s’affronte aux forces telluriques ou à une mémoire enfouie.
Commissaire : Kathleen Soriano, drectrice des expositions de la Royal Academy of Arts
Nombre d’œuvres : 150
Jusqu’au 14 décembre, The Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadily, Londres, tél. 44 20 7300 8000, tlj 10h-18h, vendredi 10-22 h. Catalogue.
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Kiefer ou le maître de la matière
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Légende Photo :
Anselm Kiefer, Ordres de la nuit (Die Orden der Nacht), 1996, émulsion, acrylique et gomme sur toile, 356 x 463 cm, Seattle Art Museum. © Photo : Seattle Art Museum
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : Kiefer ou le maître de la matière