Première grande exposition consacrée à l’artiste depuis quarante ans, la manifestation du Louvre met en avant son talent de coloriste et la sensualité de son trait.
PARIS - Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) serait en froid avec son public. La ligne sévère, la beauté distante et l’aspect glacé de l’œuvre de l’artiste montalbanais auraient perdu les faveurs d’un public désormais rompu au réalisme le plus cru et grand amateur de la facture impressionniste. Première rétrospective de l’artiste depuis celle de 1967 au Petit Palais, à Paris, l’exposition « Ingres » au Musée du Louvre a tout d’une mission diplomatique.
« Parler d’une réhabilitation serait inexact », précise Vincent Pomarède, commissaire et conservateur général chargé du département des Peintures du Musée du Louvre, « il s’agit plutôt d’une réconciliation ».
La mission des commissaires était de tordre le cou aux sempiternelles dichotomies «classicisme/romantisme », « ligne/couleur » ou « anciens/modernes » (oppositions fourre-tout qui ont simplifié la vie de nombreux historiens d’art férus d’étiquettes toutes préparées) pour mettre en avant d’autres aspects du peintre, plus « vendeurs », comme son talent de coloriste ou la sensualité de son trait. Certes, les recherches sur le milieu de l’artiste, notamment l’atelier de David, se sont largement enrichies, mais l’exposition ne propose pas une nouvelle thèse à proprement parler. Il s’agit avant tout de familiariser le public avec les approches critiques de ces quarante dernières années, habilement retracées par Andrew Carrington Shelton dans le catalogue de l’exposition (la contribution d’auteurs étrangers est d’ailleurs à saluer).
Intimité et sensualité
« Ingres a dépassé l’héritage du maître David pour faire quelque chose d’aussi moderne que les romantiques, mais différent », affirme le commissaire Stéphane Guégan. Et Florence Viguier, directrice du Musée Ingres de Montauban (Tarn-et-Garonne), de remarquer : « Les manuels d’histoire de l’art récents marquent les débuts de la modernité avec Ingres et non plus avec Delacroix. » En rejetant Ingres pendant la plus grande partie de sa carrière, exceptée la période bénie 1824-1834, la critique de l’époque indiquait déjà à quel point le peintre insultait l’académisme. Pas forcément subtile, sa révolution était interne à ses propres codes, mais elle n’avait ni la fougue ni l’éclat de celle des romantiques et n’a trouvé grâce aux yeux de l’histoire de l’art que très récemment. Qu’il malmène les corps en rajoutant des vertèbres à ses odalisques ou qu’il corrompe l’espace en accumulant les corps à la manière des primitifs italiens, Ingres fait du moderne avec du classique. Le Bain turc, dont l’érotisme bouleversa nombre de peintres du XXe siècle, parmi lesquels Picasso, ne fut-il pas présenté au Salon de 1905, il y a un siècle, celui-là même où les fauves firent une entrée fracassante ?
Son talent de portraitiste n’a, en revanche, jamais été ignoré.
Napoléon bien sûr, mais également le puissant Louis-François Bertin (1832), aux mains arachnéennes, ou l’auguste Portrait de Ferdinand-Philippe de Bourbon-Orléans, duc d’Orléans (1842) sont fascinants de force tranquille. L’honneur est sauf pour la salle réservée aux portraits féminins : le concours de mode entre Mme Moitessier, la vicomtesse d’Haussonville, la baronne James de Rothschild et la princesse de Broglie aurait pu tourner au pugilat. L’épouse du peintre, Madeleine,
occupe toute une section dédiée aux dessins, lesquels rythment le parcours sous forme d’apartés et révèlent une étonnante méthode de travail, commentée au Musée Ingres de Montauban (lire l’encadré).
Manifestement inspirée par le succès de l’exposition « Girodet », la scénographie est à la fois riche et aérée ; tous les chefs-d’œuvre sont là, sans pour autant que l’ensemble ne paraisse étouffant. Ingres est-il plus proche de son public ?
À proprement parler, oui. La taille relativement modeste des salles permet de faire naître une profonde intimité avec certaines peintures, ordinairement perdues dans les grandes galeries du musée, comme la Grande Odalisque et la Vierge à l’hostie. Mais en dépit d’une sensualité retrouvée, l’œuvre d’Ingres peine à dégager l’émotion et la chaleur si bien traduites par son maître absolu, Raphaël.
Jusqu’au 15 mai, Musée du Louvre, 34, quai du Louvre, 75001 Paris, tél. 01 40 20 53 17, www.louvre.fr, tlj sauf mardi et 1er mai, 9h-18h (jusqu’à 22h mercredi, vendredi et samedi).Catalogue, coéd. Musée du Louvre/Gallimard, 408 p., ill. couleurs, 39,90 euros, ISBN 2-07011-843-6. - Commissaires : Vincent Pomarède, Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat, assistés de Dimitri Salmon ; Éric Berti, commissaire scientifique pour le catalogue - Nombre d’œuvres : 180 (79 tableaux, 101 dessins) - Nombre de salles : 15 - Mécène : Assurances Générales de France (AGF) (550 000 euros) - Scénographe : service Architecture et Muséographie du Louvre
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Ingres retrouve son public
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Abonnez-vous dès 1 €Montauban monte au créneau Le projet est né d’une boutade. « Et pourquoi pas La Belle Jardinière ? », lance Florence Viguier, directrice du Musée Ingres de Montauban, inquiète de voir son musée vidé par les demandes de prêt du Musée du Louvre. Contre toute attente, le commissaire Vincent Pomarède accepte de lui confier en échange le fragile chef-d’œuvre de Raphaël. La délicieuse huile sur bois figurant la Vierge, l’Enfant Jésus et l’enfant Jean-Baptiste est la pièce maîtresse de l’exposition « Ingres invite Raphaël », où l’adoration d’Ingres pour le peintre d’Urbino se décline sur tous les tons : du reliquaire d’ossements aux portraits présumés de l’artiste divin jusqu’aux copies de ses madones. Non seulement Ingres collectionnait tout ce qui avait trait à son idole, mais aussi il s’en imprégnait, et s’était engagé dans la même quête d’idéal. Légendaire, cette idolâtrie n’a pourtant jamais fait l’objet d’une thèse ou d’une exposition scientifique, c’est pourquoi Florence Viguier lance « une ligne aux chercheurs ». La manière par laquelle Ingres a su digérer la leçon de Raphaël pour développer sa propre créativité est ici parfaitement esquissée. À cette présentation succédera « Ingres et l’antique », une exposition scientifique coproduite par le Musée de Montauban et le Musée de l’Arles et de la Provence antiques (Arles). Résultat de recherches communes entre spécialistes d’Ingres et archéologues, elle confrontera les œuvres du peintre à des pièces archéologiques majeures. Parallèlement, « Ingres collages » est la première d’une série d’expositions « carte blanche » conviant des écrivains à piocher dans le fonds de dessins légués par l’artiste. Pour cette séance inaugurale, Adrien Goetz, à qui l’on doit La Dormeuse de Naples (éd. Le Passage), roman sur le chef-d’œuvre disparu d’Ingres, révèle le procédé méthodique de « collage », ou plutôt de juxtaposition, qu’utilisait le peintre pour élaborer ses compositions. L’ouvrage publié à cette occasion détaille cette réflexion, souvent confondante de justesse. - « Ingres invite Raphaël », jusqu’au 30 avril, « Ingres collages », jusqu’au 2 avril, Musée Ingres, 19, rue de l’Hôtel-de-Ville, 82000 Montauban, tél. 05 63 22 12 91. Publications : Ingres invite Raphaël, 16 p., 30 ill. couleurs, 4 euros ; Adrien Goetz, Ingres collages, coéd. Le Passage/Musée Ingres, coll. « Beaux-Arts », 384 p., 100 ill. couleurs, ISBN 2-84742-080-0, 25 euros. Un mécénat qui tombe à pic Présenté dans le cadre de l’exposition, le Portrait de Charles Marcotte d’Argenteuil (1811) vient de rejoindre les collections du Musée du Louvre, à Paris, grâce au mécénat d’Arjowiggings. Charles Marcotte d’Argenteuil (Doullens [Somme], 1773-Paris, 1864) était un ami intime et notamment le premier mécène de l’artiste. Envoyé à Rome par Napoléon en 1810 pour créer le service général des Eaux et Forêts, il s’adresse à Ingres, alors en quatrième année de pensionnat à l’Académie de France à Rome, pour réaliser un portrait qu’il enverra à sa mère. Ingres exécuta de lui en tout quatre portraits, dont un peint en 1810 (National Gallery, Washington), et trois dessinés. L’artiste fut en quelque sorte le « peintre de famille » des Marcotte, exécutant une vingtaine de portraits dessinés sur plus de quarante ans (1811-1852). Classé « trésor national », ce dessin n’avait jamais quitté les descendants Marcotte et ne pouvait être vendu à l’étranger, aussi le soutien d’Arjowiggings s’est-il révélé capital. Filiale de Sequana Capital, cette entreprise papetière suit l’exemple d’Axa, à l’origine de l’entrée récente du Portrait de Ferdinand-Philippe de Bourbon-Orléans, duc d’Orléans dans les collections du musée parisien, œuvre également présentée dans l’exposition (lire le JdA n° 229, 20 janvier 2006).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°232 du 3 mars 2006, avec le titre suivant : Ingres retrouve son public