Impitoyable Dana Schutz

Paris. La majorité des visiteurs des musées préfèrent le familier à l’inconnu, les retrouvailles à la découverte. Ainsi, la file d’attente devant le Musée d’art moderne de Paris pour l’exposition de « Nicolas de Staël » – magnifique – ne faiblit pas. Peu nombreux sont en revanche ceux qui s’aventurent au second étage du musée – anciennement dénommé l’ARC – où est déployée l’œuvre des vingt dernières années de Dana Schutz (née en 1976), une artiste américaine jusqu’ici ignorée en France. D’autant qu’il est difficile d’imaginer contraste plus spectaculaire que celui qui existe entre ces deux expositions avoisinantes. Aux paysages de rêve se substituent des décors cauchemardesques ; une nature vidée de toute présence humaine cède la place à des scènes d’intérieur animées et macabres. Bref, quand l’artiste français peint, sa consœur américaine cogne.

Le spectateur est accueilli par quelques visages atrocement déformés, aux yeux troués ou dotés d’un seul œil dépourvu de tout regard (Sneeze, 2001 ; Myopic, 2004). Puis il pénètre dans une immense salle où, servies par un accrochage impeccable, des toiles de grand format forment un univers d’une violence troublante. Violence troublante car rarement justifiée par la représentation d’une menace venant de l’extérieur. De fait, comment expliquer l’auto-cannibalisme de la femme qui est en train de dévorer son bras (Self-Eater, 2003) ou cet amas de corps et de crânes intitulé ironiquement The Arts (2021) ? Face à ces êtres hybrides aux corps mutilés qui ne ressemblent à rien ni à personne, on reste sidéré, sans voix.

L’aspect bizarre de ses figures, les associations inattendues, auraient pu faire définitivement de l’artiste une héritière tardive du surréalisme. À une différence près : les œuvres surréalistes, conçues selon des principes littéraires, emploient parfois des recettes qui ont fait leurs preuves ou user trop systématiquement des mêmes procédés. Avec Schutz, pas de clés de l’énigme. Chez elle, l’inquiétante étrangeté résiste à toute tentative de déchiffrage. Son monde, qui est un rappel de celui de Bosch mais dénué ici de toute référence au sacré, est un « théâtre de la cruauté » où des êtres sont confrontés à l’insoutenable.

Pourtant, ces personnages venus d’ailleurs paraissent raconter des histoires. Les êtres peints par l’artiste se transforment en « actants » plastiques, distribués sur toute la surface de la toile, comme en attente d’un événement improbable. En réalité, l’imagerie angoissante de l’artiste américaine se construit à partir non de thèmes mais d’obsessions qui ont pour centre le corps humain et les pulsions qui l’animent et le minent. Corps mais aussi monde fragmenté, morcelé, dont ces hommes et ces femmes – des adolescents ? – assistent de manière impuissante à la décomposition. Tentent-ils de le reconstruire ? Les trois personnages aux regards dubitatifs qui, réunis autour d’une table, manipulent des débris d’objets méconnaissables, n’ont pas l’air d’y croire malgré le titre de l’œuvre, Reformers (2004).

Et, quand Dana Schutz dépeint les rapports humains dans la société, plus particulièrement dans la société américaine, son regard critique se fait cinglant. Ainsi, avec un humour grinçant, Men’s Retreat (2005) représente des hommes en costume – des cadres à la retraite ? – qui errent les yeux bandés dans un sous-bois, comme dans un jeu de rôles grotesque. Ailleurs, dans une cohue indescriptible, des humanoïdes luttent désespérément pour se frayer un chemin vers le sommet d’une montagne (Mountain Group, 2018). Çà et là, un cadavre surgit, sans raison apparente.

Peut-on voir dans ces représentations une peinture d’histoire contemporaine, comme le suggère Anaël Pigeat, commissaire de l’exposition, dans les très éclairants panneaux pédagogiques ? Ou, comme l’écrit Fabrice Hergott, directeur des lieux, Schutz est-elle « une artiste autant d’actualité que de l’inactualité » ? Quoi qu’il en soit, elle s’inscrit dans une famille de créateurs – Philip Guston, Paula Rego, Gérard Garouste – qui ont un don rare : celui d’inventer des formes et des images fortes et suggestives. Signe indiscutable d’une grande artiste.