Charnière de l’exposition « Traces du sacré », la peintre suédoise est auréolée d’une exposition modeste mais cruciale au Centre culturel suédois, orchestrée par les commissaires de Beaubourg.
Depuis quelques années, les historiens de l’art et les artistes plongent dans les travaux d’artistes qu’on aurait catalogués il n’y a pas si longtemps dans la section art brut, art de fous et d’illuminés, un art d’autodidactes. Dans la récente exposition d’Ugo Rondinone au Palais de Tokyo (« The Third Mind », lire L’œil n° 596), on pouvait découvrir les dessins géométriques et colorés sur papier millimétré de la radiesthésiste suisse Emma Kunz (1892-1963). Cette guérisseuse pratiquait une « géométrie thérapeutique » matérialisant les champs magnétiques, un mélange fascinant entre spiritualité, art et médecine.
Augustin Lesage (1876-1954) est quant à lui doublement à l’honneur. Exposé dans « Traces du sacré » avec Hilma af Klint, Johannes Itten, Sigmar Polke ou encore Matt Mullican, l’œuvre de cet ouvrier mineur du Pas-de-Calais est également mise en avant à la Maison Rouge. Des esprits ont ordonné à cet autodidacte de peindre en 1912 des compositions exubérantes.
L’ange Amaliel lui commande de peindre pour un temple
Hilma af Klint (1862-1944) était aussi guidée par des esprits mais à une différence notable, elle était issue de l’Académie royale des beaux-arts. Jeune femme posée, sobre et équilibrée, elle mena à partir de 1879 des séances de spiritisme avec beaucoup de sérieux. Mais comment expliquer ce regain d’intérêt pour cette peintre ? Ses toiles des années 1907 et 1908 donnent une réponse limpide : l’abstraction.
En effet, bien avant la date de 1912 devenue canonique en histoire de l’art et entérinant l’abstraction (parution de Du Spirituel dans l’art de Kandinsky), Klint avait déjà franchi le pas. Jusqu’ici, l’œuvre prolixe d’un millier de pièces était seulement connu de quelques initiés. Car il fut découvert très tardivement, en 1986, à l’occasion de l’exposition américaine « The spiritual in Art, abstract painting 1890-1985 » – une des bases de réflexion pour l’événement parisien –, directement présentée aux côtés des pionniers de l’abstraction Kandinsky, Malevitch et Mondrian. Mais la réhabilitation a depuis été longue et discrète. Il faut dire que l’histoire de l’art rechigne à bouleverser ses tablettes de façon aussi radicale !
Hilma af Klint serait donc la mère de l’abstraction, rien que cela ! Guidée par les esprits, elle a plongé sans crainte dans un univers cosmique et symbolique parfois abscons et étonnamment proche de l’iconographie des années 1960 avec ses formes florales flottantes et des couleurs acidulées totalement inhabituelles au début du xxe siècle. L’historien de l’art Pascal Rousseau, commissaire des « Origines de l’abstraction » à Orsay, qualifie avec raison ces œuvres de « prépsychédéliques ».
C’est l’ange Amaliel qui enjoint à Hilma, déjà quadragénaire, de peindre des œuvres destinées à un futur temple. Entre 1906 et 1908, elle exécute quelque cent onze toiles sous le « contrôle » des esprits. Certaines sont exposées au Centre culturel suédois, d’étranges compositions posées et dépouillées, à mille lieues de ce que l’écriture automatique peut induire visuellement avec le surréalisme.
Klint emploie dans la série des WUS, Groupe 5, les Pléiades, une palette très resserrée de rouge, bleu et jaune, appliquée à des formes abstraites courbes, entre fleurs et spirale de l’infini. Les surfaces sont dépouillées et mates, étonnamment actuelles, et même la méthode appliquée à cette série est contemporaine. Inspirée par le chiffre des Pléiades, sept sœurs de la mythologie grecque et autant d’étoiles de la constellation éponyme, Klint peignit sept tableaux tous les sept jours selon un protocole très raisonné.
Avec Mondrian, Klint partage un même intérêt pour l’ésotérisme
Entre 1908 et 1912, elle interrompt sa commande spirite et s’emploie à étudier l’anthroposophie de l’Autrichien Rudolf Steiner. Mais elle n’abandonne pas son œuvre pour le temple dont elle visualise une architecture en forme de spirale. Le bâtiment ne sera jamais réalisé, mais Klint peint tout de même quatre-vingt-une nouvelles pièces entre 1912 et 1916, alternant toujours abstraction et figuration, mythologie, religion et un occultisme parfois très hermétique.
Étrangement, la peintre dit ne plus travailler sous influence spirite directe. Pleinement consciente de ses actes, elle ne change pourtant pas de vocabulaire plastique. De l’obscurité de l’étage du Centre culturel Suédois surgit son triptyque du Groupe 10 (1915), massif et abstrait, dominé par des triangles et des cercles, comme autant d’étapes d’élévation. On ne peut alors s’empêcher de penser à une des pièces maîtresses de « Traces du sacré », Evolution de Piet Mondrian, triptyque de 1911. Étrangement figurative, elle représente sur chaque panneau un personnage androgyne qui passe de l’état incarné à l’esprit puis au cosmos, jusqu’à la connaissance des choses divines ; du rouge du monde physique au blanc et violine du cosmique, en passant par une gamme bleue et jaune pour matérialiser l’esprit.
On y reconnaît l’empreinte théosophique à laquelle adhérait officiellement le peintre hollandais depuis 1909 ; un domaine de recherche philosophique, religieux et ésotérique que partageait Klint. Dans son Retable, elle figurait sur fond d’or un triangle compris dans un cercle, marque de cette société de la connaissance du monde par la rencontre du spirituel et du scientifique.
Steiner disait : « La science regarde, à travers les sens, vers l’idée ; l’art aperçoit l’idée dans les données sensibles. » Cette remarque semble écrite pour les aquarelles délicates présentées dans la pénombre d’une petite salle, des études géométriques de l’atome. Klint combine la représentation de cette matière invisible à une géométrie chromatique rigoureuse dans un syncrétisme symptomatique de toute son œuvre, entre science et vision, raison et hermétisme. La révélation d’une modernité troublante.
Les artistes contemporains ne se sont pas désintéressés de la religion.
Si le sacré s’est affranchi du culte, les artistes continuent à dialoguer avec Dieu. Preuve en est le nombre de commandes publiques de vitraux, de Sarkis à Silvacane (2000) en passant par Soulages à l’abbaye de Conques (1994) ou récemment Stéphane Belzère à Rodez.
Le religieux dans l’art du XXe siècle.
L’art étant un médiateur, il reflète l’inquiétude générale de ce début de xxie siècle secoué par une quasi-guerre sainte et l’affirmation de fondamentalismes de plus en plus nombreux. La confusion du religieux et du politique s’affirme, mais le sujet est brûlant, difficile à aborder sans manichéisme pour les artistes.
Des musées comme des temples...
Certains les pensent réservés à des initiés que l’on pourrait apparenter à un clergé, mais ce fantasme commence heureusement à s’effriter. Mais on ne peut aller à l’encontre des réflexes. L’idolâtrie pour une icône comme la Joconde frôle l’irrationnel du culte des reliques.
Informations pratiques. « Traces du sacré », jusqu’au 11 août 2008.
Commissaires : Jean de Loisy et Angela Lampe. Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris IVe. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 9/12 euros. www.centrepompidou.fr
- « Hilma af Klint, une modernité révélée », Centre culturel suédois, Paris IIIe, jusqu’au 27 juillet, www.ccs.si.se
- « Peintures inconnues d’Aleister Crowley », Palais de Tokyo, Paris XVIe, du 5 juin au 5 juillet, www.palaisdetokyo.com
- « Gods and Goods, Spirituality and Mass Confusion », Villa Manin, Codroipo (Italie), jusqu’au 28 septembre, www.villamanincontemporanea.it
- « Augustin Lesage et Elmar Trenkwalder », La Maison Rouge, Paris XIIe, du 11 juin au 7 septembre, www.lamaisonrouge.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°603 du 1 juin 2008, avec le titre suivant : Hilma af Klint, du spiritisme dans l’art