De Londres à Boulogne-Billancourt, plusieurs expositions sur l’opéra mettent en lumière la spécificité des enjeux d’une exposition musicale.
L’opéra, drame théâtral mis en musique et chanté, est souvent rapproché de la dénomination d’art total, terme qui revêt plusieurs définitions selon les périodes artistiques, convergeant néanmoins toutes en une perspective transcendantale entre art et vie. Le 24 février 1607, Monteverdi (1567-1643) crée son premier opéra Orfeo à Mantoue, considéré comme l’un des premiers de cette nouvelle esthétique musicale. Dès lors, l’opéra fait entrer en adéquation musique, peinture, théâtre et littérature pour donner à voir et à entendre une création esthétique totale.
La scénographie de l’exposition « Opéra : passion, pouvoir et politique » du Victoria & Albert Museum de Londres se rapproche d’une transposition de l’opéra où l’action de ce qui est donné à voir est intégrée dans une continuité musicale. À travers un casque, que l’on porte du début à la fin du parcours, sont diffusés des extraits d’opéras changeant au fur et à mesure que l’on explore les villes et les objets qui leur sont liés, un piano sur lequel a joué Mozart, des chopines vénitiennes, des partitions, livrets et plans de théâtres originaux, jusqu’à l’impressionnante reproduction d’une scène à l’italienne mise en mouvement. Une technologie de détection infrarouge, dont il faut souligner la précision, s’adapte au rythme et au parcours choisi par le spectateur, donnant ainsi une sensation de fluidité de la musique au gré de la déambulation et créant ainsi une immersion totale et remarquablement réussie.
Pourtant, il ne suffit pas de faire porter des casques audio au visiteur d’une exposition, même sur la musique, pour qu’il soit aussitôt immergé. L’exposition sur La Callas, « Maria by Callas », à la Seine musicale, invite à porter un casque et à se laisser guider par la voix de Maria Callas elle-même, qui parle de certains moments de sa vie retracée de façon chronologique, puis thématique, dans l’exposition. Sa voix off se superpose à un contenu formulé à l’écrit de façon didactique, et parfois même, à d’autres enregistrements diffusés par des enceintes dans certains espaces, créant par moments une impression de confusion sonore, ce qui tend à altérer la pourtant grande qualité des extraits choisis. La mise en scène du son dans l’exposition « Opéra : passion, pouvoir et politique » du V&A fonctionne grâce à un dispositif unique et simple, le casque, mais qui permet de nombreuses interactions avec les différents espaces d’exposition. En effet, chaque opéra est mis en lumière sous des aspects différents, ce qui donne un parcours captivant sans redondance. La musique accompagne sans s’imposer. Par exemple, lorsque l’on entre dans l’espace consacré à la première des Noces de Figaro de Mozart à Vienne, en 1876, une version récente est projetée sur écran et l’audio se synchronise immédiatement avec l’image, sans ruptures sonore et visuelle. L’extrait d’un chœur répétant Nabucco de Verdi, dont la première eut lieu à Milan, parvient aux oreilles alors que l’on est face à un mur de photos prises dans cent cinquante salles d’opéra italiennes vides depuis la scène, prenant, pour quelques instants, la mesure du vertige du chanteur bientôt en lumière.
En fin de parcours, pour la première de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch à Leningrad en 1934, le visiteur, casque toujours sur les oreilles, sursaute lorsque l’opéra est subitement interrompu, remplacé par des mots tels que « pervers » prononcés et projetés, le tout sous une lumière rouge, suggérant le climat de censure dont fut l’objet cette création deux ans plus tard sous Staline. Comment ne pas être saisi par cette immersion subtile et totale ?
Ce mélange des contenus audio, individuel au casque ou collectif par enceintes, a l’avantage de laisser une plus grande liberté de choix de contenu et de temporalité au public, qui peut ainsi décider de ce qu’il veut écouter et à quel moment. « Le casque isole mais il permet la multiplication des contenus, c’est l’ambivalence des technologies », explique Marie-Pauline Martin, directrice du Musée de la musique de la Cité de la musique-Philharmonie, qui admet que la sonorisation live est aussi très chère et plus compliquée à mettre en espace que le casque.
Comme d’autres lieux, la Philharmonie de Paris dispose d’une équipe permanente dédiée à la spatialisation sonore. Chaque exposition est l’occasion d’explorer une nouvelle scénographie du son, sa place et sa mise en scène devant être conçue sur mesure par rapport au sujet : « C’est du cas par cas, le lien entre les arts est très subjectif », explique le pianiste Mikhaïl Rudy, commissaire de l’exposition « Marc Chagall : le triomphe de la musique » à la Philharmonie de Paris, en 2015, conçue comme de l’art total, sujet auquel il s’est beaucoup intéressé. Pour lui, le rapprochement entre les arts est avant tout histoire de métaphore et d’évocation qui ne peut s’expliquer : « La dimension évocatrice de l’art est essentielle. Lorsque j’avais 15 ans, j’ai vu une reproduction dans un magazine du plafond de l’Opéra de Paris peint par Marc Chagall et j’ai immédiatement joué au piano plusieurs des compositeurs représentés que je connaissais déjà, cela m’a évoqué tout de suite la musique que j’ai eu envie de jouer. »
Mélange des arts, oui, mais avec une scénographie qui respecte chacun. Le pianiste a fait preuve d’un choix méticuleux pour la mise en scène de la musique, privilégiant la diffusion live : « J’ai choisi des musiques pour chacun des espaces sans casque. Quand vous voyez beaucoup de décors de ballets, de costumes, vous êtes dans le spectacle, le casque vous enferme. » La mise en scène de la musique diffusée dans une exposition, où le public est très sollicité visuellement, est avant tout question d’équilibre : « Le bon équilibre entre image et son est une question de simultanéité entre ce que l’on entend et ce que l’on voit, on ne doit pas être dérangé par des sons parasites, la musique peut être très sonore, trop présente », explique Mikhaïl Rudy. « L’interférence sonore peut-être constructive ou, au contraire, gênante.
Gérer cette articulation entre l’œil et l’oreille n’est pas simple, il faut donner la forme à ce son qui lui convienne. Vous regardez des tableaux enfermés dans leur cadre et il est parfois bon de les associer. Avec le son, il y a deux alternatives : soit se plonger dans un espace individuel, soit, quand c’est possible, jouer des interférences », note Thierry Raspail, directeur du Musée d’art contemporain de Lyon. « Opéra : passion, pouvoir et politique » du V&A de Londres pourrait bien réussir à faire les deux avec un parcours individuel, grâce à l’isolement sonore du casque, cependant en interaction permanente avec l’espace et les éléments extérieurs.
Les contraintes techniques que pose une exposition mêlant musique et arts visuels se rapprochent tant de l’opéra que les mêmes professionnels peuvent être sollicités comme le scénographe et décorateur d’opéra Antoine Fontaine, qui collabore avec Clémentine Deroudille, la commissaire de l’exposition « Barbara » à la Philharmonie de Paris. « Nous avons choisi de ne pas mettre Barbara dans un casque, mais de diffuser uniquement du son en direct, et nous nous sommes servi du rideau d’opéra en velours rouge comme piège à son, en partant d’une photo de son pied glissé sous un rideau de scène », raconte Antoine Fontaine.
Décor clé de la scénographie de l’exposition, le velours du rideau doublé et plissé à 100 % se déroule avec une chanson diffusée tous les dix mètres. Autre référence à l’opéra : les éléments de l’exposition sont entièrement suspendus, aucun n’est en contact avec le sol, comme les décors dissimulés verticalement et se dévoilant comme par magie au regard des spectateurs. La scénographie s’appuie aussi sur les coulisses, recoins obscurs d’où surgissent puis où disparaissent les artistes. Dans l’exposition « Barbara », le spectateur entre sous une cloche violette, sorte de chapelle ardente avec plusieurs photos de l’artiste, et doit passer derrière le rideau pour poursuivre le parcours. « La musique dans une exposition est une œuvre immatérielle comme à l’opéra, ce qui nécessite une mise en scène particulière. Le livret est la vie de Barbara, le fil conducteur est la chanson ; en cela l’exposition ressemble beaucoup à un opéra », explique Antoine Fontaine. Clémentine Deroudille, commissaire des expositions « Brassens » et « Barbara », affirme quant à elle que la mise en scène d’une exposition relève de la même approche que celle d’un film ou d’un spectacle : « Le contenu est aussi important que la façon dont il est montré. »
Dans l’exposition « Patrice Chéreau, mettre en scène l’opéra » à la Bibliothèque-musée de l’Opéra au Palais Garnier, en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France, la scénographie et son contenu volontairement non exhaustif s’attachent à mettre en exergue la relation qu’entretenait le metteur en scène de théâtre et de cinéma avec l’opéra. « Le travail de Patrice Chéreau est souvent présenté dans sa globalité, nous avons voulu au contraire nous concentrer sur l’opéra avec la volonté de laisser parler les documents par eux-mêmes, comme dans une sorte d’atelier, sans recréer d’univers ni surajouter un discours sur sa façon de mettre en scène », explique Sarah Barbedette, cocommissaire de l’exposition avec Pénélope Driant.
La scénographie élaborée sous l’œil de Richard Peduzzi, décorateur de Patrice Chéreau durant près de quarante ans, se veut aérée et d’approche classique, « comme l’était le rapport de Patrice Chéreau à l’art », souligne Sarah Barbedette. Ici, l’opéra est le seul et unique sujet de l’exposition. Ce focus permet de saisir les affinités musicales du metteur en scène, principalement le répertoire des XVIIIe et XIXe siècles et du début du XXe siècle, mais aussi de comprendre sa façon de collaborer avec les chefs d’orchestre, les musiciens et les chanteurs, partenaires autres que ceux du théâtre ou du cinéma.
Certains audioguides retransmettent la voix de Patrice Chéreau mais aucune musique, car il s’agit d’une immersion dans le travail préparatoire du metteur en scène, avec des documents iconographiques, des notes et croquis préparatoires sur les décors et les personnages, des partitions annotées. L’espace d’exposition de la BnF est petit mais cette contrainte convient à la volonté des deux commissaires de ne pas apporter un contenu exhaustif, mais au contraire sélectif, pour plus de lisibilité sur une œuvre d’envergure. « L’opéra est un monde en soi dont les passerelles avec d’autres formes d’art sont nombreuses, mais le degré d’approfondissement de chaque champ artistique est ce qui fait une bonne exposition. Peu importe si l’institution qui expose est un musée ou un opéra, c’est la façon d’aborder une autre discipline artistique qui compte et de ne surtout pas la réduire à une illustration », selon Sarah Barbedette.
Qu’il soit le sujet de l’exposition ou qu’il sous-tende une mise en scène muséale, l’opéra est un art total bien spécifique qui ne peut être plongé sans précaution dans le grand bain du décloisonnement des formes artistiques, dont l’art contemporain se fait particulièrement l’écho. « Décloisonner est dans l’air du temps. Ici, ce n’est pas décloisonner qui est intéressant en soi, mais bien la mise en relation : il faut créer un dialogue intelligent entre les différentes formes artistiques », insiste Mikhaïl Rudy.
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Exposer l’opéra : la musique en toile de fond ?
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : Exposer l’opéra : la musique en toile de fond ?