Le design scandinave a été longtemps synonyme d’élégance des formes et d’excellence en fabrication. Raflant des prix aux expositions internationales, les Pays du Nord exportaient aussi bien leur esthétique moderne que leur façon de vivre, caractérisée par leur amour du bois, de la nature. De grands architectes comme Alvar Aalto apportaient une conception humaniste au style international, menacé de dépersonnalisation. Après une période d’absence, les Nordiques sont à nouveau d’actualité.
À l’Exposition universelle de Paris, en 1900, le pavillon de la Finlande conçu par Herman Gesellius, Armas Lindgren, Eliel Saarinen, et aménagé par Akseli Gallen-Kallela, attire l’attention générale par ses formes originales inspirées de l’art rural de la Finlande orientale. Ainsi se manifeste pour la première fois à l’étranger le romantisme national, une version particulière de l’Art nouveau qui encourage les aspirations d’indépendance. En Norvège, les arabesques “vikings” traduisent un réveil national similaire. Mais, vingt-cinq ans plus tard, à l’Exposition des arts décoratifs de Paris, le classicisme nordique a pris la relève, à l’image du mobilier élégant de Gunnar Asplund qui puise ses sources dans l’art italien.
“Funkis” : un modernisme à la nordique
Les influences continentales reviennent en force avec le mouvement moderne, dont les architectes se tiennent informés par des voyages d’études et des revues. À partir de 1926, la jeune génération suédoise, menée par Asplund, Uno Åhrén et Sven Markelius, crée un fonctionnalisme nordique, le “Funkis”. Ils sont bientôt suivis par des Norvégiens tels que Lars Backer, les Danois Kay Fisker et Poul Henningsen, les Finlandais Erik Bryggmann, Alvar Aalto et Pauli E. Blomstedt, ou les Islandais Sigurdur Gudmundsson et Einar Sveinsson. L’Exposition de Stockholm, à l’été 1930, montre au monde entier ce modernisme nordique, léger, lumineux, se voulant “démocratique” en croyant à l’égalité entre les hommes et au respect de l’environnement.
Le design, souvent élaboré par ces mêmes architectes, participe lui aussi à ce nouvel habitat, meublé par les sièges en tubes d’acier d’Aalto, Asplund, Blomstedt ou Lassen, et éclairé par les lampes PH de Poul Henningsen, faites de feuilles métalliques courbées qui diffusent la lumière sans heurter les yeux. Le mobilier tubulaire allemand et français, alors synonyme de modernité, pouvait par ailleurs être aisément commandé dans les catalogues de la société Thonet.
Au cours des années trente, les designers scandinaves innovent en réintégrant le bois. Au Danemark, la tradition de l’ébénisterie était restée bien vivante ; des concepteurs comme Kaare Klint et Mogens Koch demeurent fidèles à ce matériau. Mais c’est avant tout à Alvar Aalto que revient le mérite d’avoir redonné au bois ses lettres de noblesse dans le mobilier moderne. Dès 1932, voient le jour ses sièges en bouleau lamellé-collé à l’assise en contre-plaqué courbé, assez résistants pour adopter le piétement en porte-à-faux jusqu’alors permis aux seuls sièges métalliques. Ils sont le fruit de sa réflexion sur l’aménagement intérieur du sanatorium de Paimio (1929-1933), sa première grande commande et l’un des bâtiments clés du fonctionnalisme scandinave. Jugeant les meubles métalliques trop froids et trop bruyants pour le milieu hospitalier, il préfère utiliser le bois, matériau pour lui plus chaleureux, plus humain. Le Suédois Bruno Mathsson s’en inspirera en créant des sièges en bois lamellé aux formes fluides.
Ces tendances sont également visibles dans les objets en verre, telles les créations d’Aino et Alvar Aalto, aux formes organiques caractéristiques de leur art, et dans la porcelaine, comme les objets ronds aux couleurs vives de la Norvégienne Nora Gulbrandsen. C’est également au Norvégien Jacobsen que revient le dessin de la lampe de bureau modulable Luxo (1937), devenue un classique.
Renommée internationale dans les années 50
Si, avant la Seconde Guerre mondiale, la conception nordique de l’habitat connaît une certaine diffusion en Europe et aux États-Unis, notamment grâce à Aalto et à la société Artek, elle atteint une renommée internationale dans les années cinquante. Cet enthousiasme pour le “Scandinavian Modern” est largement dû à la grande qualité du mobilier danois. En effet, plusieurs architectes et designers remarquables contribuent à cette production. Finn Juhl et Hans Wegner développent la tradition du travail du bois avec une prédilection pour le teck, en alliant fabrication industrielle et finition à la main. Arne Jacobsen emploie des pieds en acier pour ses chaises Fourmi, à l’assise en contre-plaqué moulé, et ses fauteuils Œuf et Cygne, revêtus de mousse et de tissus aux couleurs vives, qui meublent le hall du SAS Royal Hotel, édifié sur ses plans à Copenhague en 1956. Poul Kjærholm conçoit lui aussi une série de sièges étonnants de simplicité et d’élégance. Les créateurs danois sont soutenus par des fabricants engagés, tels Johannes Hansen et Fritz Hansen, dont les sociétés réalisent aujourd’hui encore les pièces. Dans le secteur de l’argenterie, Georg Jensen fait appel à des designers comme Henning Koppel et Sigvard Bernadotte, qui appliquent des formes douces et organiques aux objets domestiques.
En Suède, la société Ikea est créée en 1943, jetant dès lors les bases de son futur empire, fondé sur les principes d’une coordination étroite entre forme, fonction et prix. Elle vend par correspondance des objets fonctionnels “en kit” de Bengt Ruda, Erik Worts ou Astrid Sampe, destinés aux jeunes ménages. La verrerie Orrefors développe une gamme de pièces utilitaires et artistiques, à l’image de la série de gobelets Tulip, gracieux et élégants, de Nils Landberg.
Les designers finlandais participent eux aussi à cet élan. Adeptes de la forme libre, Tapio Wirkkala et Timo Sarpaneva dessinent pour Iittala des objets en verre originaux, souvent colorés. Kaj Franck travaille pour la fabrique de porcelaine Arabia ; en 1953, il met au point le service de table Kilta, aux formes simples et interchangeables dans un jeu de quatre couleurs. Ilmari Tapiovaara et Antti Nurmesniemi s’illustrent dans la création de mobilier fonctionnel. Alvar Aalto, devenu un architecte de renommée internationale, continue à expérimenter le bois courbé et crée les pieds en “Y” et en éventail (“X”), ainsi que différentes sortes de luminaires pour ses bâtiments. En Islande, Sveinn Kjarval et Gunnar Magnússon dessinent du mobilier en bouleau ou en chêne courbé pour la société Nyvirki ; Júlíana Sveinsdóttir s’illustre dans les arts textiles, pour lesquels elle obtient une médaille d’or à la Triennale de Milan, en 1951.
Les expositions internationales constituent un terrain privilégié pour la diffusion du design nordique. Dans les années cinquante et au début des années soixante, il remporte régulièrement de nombreuses récompenses aux Triennales de Milan, dont il constitue l’une des attractions principales. L’exposition “Scandinavian Design”, qui fait le tour des États-Unis et du Canada de 1954 à 1957, ainsi que “Formes scandinaves”, présentée à Paris en 1958, font sensation et assoient la réputation des Pays nordiques.
La reconstruction et l’urbanisme de l’après-guerre constituent également un modèle pour le reste du monde. Les villes nouvelles suédoises, de même que la rénovation de Stockholm et de Göteborg, passent pour des réussites, à mettre au crédit d’architectes comme Markelius, Jarnecke et Samuelson, ou Sigurd Lewerenz, à qui l’on doit également l’église de Skarpnäck près de Stockholm (1960).
En Finlande, Aalto est chargé de l’urbanisme du nouveau centre d’Helsinki où il réalise plusieurs édifices publics. Parallèlement, il embrasse une carrière internationale avec notamment, aux États-Unis, la Cité universitaire du Massachusetts Institute of Technology, à Cambridge (1947-1948), et – seul bâtiment qu’il a construit en France – la Maison Carré à Bazoches-sur-Guyonne (1956-1958), commanditée par le galeriste Louis Carré. Aarne Ervi, Viljo Revell, Aulis Blomstedt et Jorma Järvi participent également à la reconstruction, adoptant une attitude analogue d’humanisme et d’intégration dans le paysage des villes nouvelles, souvent implantées au beau milieu des bois. Le même esprit anime architectes norvégiens et danois : en 1958, Jørgen Bo et Vilhelm Wohlert réalisent le Musée Louisiana à Humlebaek, au Danemark, où art et architecture s’inscrivent harmonieusement dans le paysage. Après des constructions de logements au Danemark, Jørn Utzon attire l’attention internationale avec l’Opéra de Sydney (1956-1966), qui déploie ses voûtes blanches en forme de voiles au bord de l’eau. En Islande, dans les années cinquante, Manfred Vilhjálmsson, Gudmundur K. Kristinsson et Högna Sigurdardóttir-Anspach intègrent des matières naturelles à leurs constructions.
Ainsi, au cours des années soixante, cette dernière utilise la tourbe dans plusieurs maisons des environs de Reykjavik et explore les qualités expressives du béton brut, jouant sur les notions de site et d’abri.
Le temps de la mise en question
Le design et l’architecture nordiques traversent une période de crise entre 1960 et 1980. Leur modèle est tellement bien accepté qu’il a été copié, institutionnalisé. Les jeunes designers s’élèvent contre l’image élégante et policée de leurs aînés ; les changements sociaux appellent des changements esthétiques. Les courants novateurs viennent d’Italie : certains emploient le plastique, les formes rondes, comme en témoignent les sièges de Steen Ostergaard, Yrjö Kukkapuro et Eero Aarnio. D’autres exploitent les couleurs vives du Pop Art dans les textiles (Maija Isola et Vuokko Nurmesniemi pour Marimekko) et dans le verre (Oiva Toikka pour Nuutajärvi).
Le temps est venu d’une définition plus spécifique du rôle du designer industriel et de recherches sur les matériaux et l’ergonomie, avec notamment la collection de meubles de bureau Oxford d’Arne Jacobsen (1963). Le Norvégien Peter Opsvik, auteur de la chaise modulable Trip Trap (1973), pousse cette recherche jusqu’à concevoir une toute autre façon de s’asseoir avec la série Balans (sièges à genoux) en 1979. L’ergonomie, associée à une conscience sociale, prend en considération les besoins des minorités et des handicapés, à l’instar des groupes suédois Ergonomi Designgruppen et A&E Design. L’architecture tient elle aussi compte de ces préoccupations : l’Atelier Vandkunsten, au Danemark, prône une architecture populaire et collabore activement avec les habitants lors de constructions de logements à Herfølge, en 1978.
Les années quatre-vingt débutent avec les expositions “Scandinavia Today” et “Scandinavian Modern Design 1880-1980”, présentées aux États-Unis et censées redonner du tonus à la création. Mais l’attention internationale est accaparée par d’autres scènes – latine et postmoderne –, et cette tentative de “come-back” n’obtient pas les résultats escomptés. Certains vivent mal cette relative mise à l’écart, mais d’autres en arrivent à se demander “s’il est si terriblement important de rester à l’avant-poste du design international. Ne pouvons-nous simplement être uniques dans le monde d’aujourd’hui en nous empressant moins d’être importants ?”1
Avec les préoccupations de ces dernières années, davantage tournées vers l’écologie, le recyclage et les formes simples, la création nordique semble de nouveau d’actualité. De jeunes designers, comme les Danois Niels Hvass et Hans Sandgren Jacobsen, ou les Suédois de la collection PS d’Ikea, procèdent à une réévaluation de l’esthétique du “Scandinavian Modern” à partir de concepts actuels, tels que l’emploi de matériaux biodégradables.
De même, un certain minimalisme s’est développé discrètement en architecture. Les Finlandais Kristian Gullichsen et Juhani Pallasmaa ont évolué d’un certain néo-constructivisme vers une architecture ouverte, prenant rigoureusement en compte le terrain. Simo Paavilainen est probablement le plus original parmi les jeunes architectes, à l’image de l’église de Pirkkala (1994), un bâtiment remarquable qui forme un lien dynamique avec son site. L’agence islandaise Studio Granda (Margrét Hardardóttir et Steve Christer) a des préoccupations similaires dans l’Hôtel de Ville de Reykjavik (1987-1992), construit en partie sur le lac du centre-ville, et la maison double Aktion Poliphile à Wiesbaden (1989-1992), dans laquelle les matériaux de revêtement définissent la fonction des deux unités aux formes dépouillées.
Technologies de pointe
Les Pays nordiques possèdent par ailleurs une technologie de pointe qui s’illustre dans les téléphones portables d’Ericsson et de Nokia, et dans les hautes performances de la firme danoise Bang & Olufsen. Attachant une importance particulière à l’identité visuelle de ses produits, cette société fait appel à des designers industriels de haut niveau pour traduire au mieux l’esthétique de ses recherches. Enfin, bien que la création nordique puisse se définir par “des objets écologiquement, culturellement et socialement responsables” (Victor Papanek2), elle conserve un côté ludique que manifestent par exemple les récents Verres d’hiver d’Erik Dietman.
1. Barbro Kulvik-Siltavuori dans le catalogue From Dreams to Reality. Baltic/ Scandinavian Design and Craft Exhibition, 1993, p. 11. 2. Postface au Democratic Design, livre édité à l’occasion du cinquantenaire d’Ikea, 1993.
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Du « Funkis » à une réévaluation du « Scandinavian Modern »
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Abonnez-vous dès 1 €À l’occasion du centenaire de la naissance d’Alvar Aalto (1898-1976), le Museum of Modern Art (MoMA) de New York présente la première grande rétrospective aux États-Unis consacrée à ce pionnier de l’architecture organique, qui a développé une conception très personnelle de l’espace intérieur. Intitulée “Alvar Aalto : entre humanisme et matérialisme�?, l’exposition entend embrasser toutes les facettes de sa carrière à travers 50 édifices et projets, 175 dessins originaux, 15 maquettes et des photographies inédites. Le parcours est ponctué par des constructions grandeur nature d’un kiosque d’exposition de 1929, de différents murs et façades de ses bâtiments, ainsi que par du mobilier, des objets en verre et des sculptures en bois. Organisée en collaboration avec des institutions finlandaises, cette rétrospective ira ensuite en Italie, puis au Japon.
Museum of Modern Art, New York, 19 février-26 mai, catalogue publié par le MoMA, distribué par Harry N. Abrams, New York.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°54 du 13 février 1998, avec le titre suivant : Du « Funkis » à une réévaluation du « Scandinavian Modern »