DRAGUIGNAN
L’hôtel des expositions du Var signe, avec son parcours sur la Lotharingie, de Charlemagne à l’an mille, une proposition soignée et pointue, qui pécherait presque par excès d’érudition.
Draguignan, Var. « Quand Ricardo Vazquez m’a appelée et proposé de faire une exposition sur la Lotharingie, je me suis demandé si ce n’était pas un groupe d’étudiants qui me faisait une blague », se souvient Isabelle Bardiès-Fronty, conservatrice du Musée de Cluny (Paris). Quelques mois plus tard, la proposition du directeur des Affaires culturelles du département du Var s’est concrétisée, sous la forme d’une exposition « carte blanche », poursuivant l’ambitieuse politique culturelle départementale depuis l’inauguration de l’hôtel des expositions à Draguignan (HDE Var), en 2021.
Après des expositions aux thèmes fédérateurs (« Ulysse » en 2021, « Momies » en 2022), et dont le contenu a été salué, cette année, le Département du Var ose un sujet de niche pour son parcours estival : « Quasiment inédit », selon la commissaire. Ce parcours consacré au royaume du Xe siècle s’est construit avec quelques difficultés : l’hôtel des expositions ne possédant pas de collections, il n’a pas de monnaies d’échange pour obtenir des prêts. Deux institutions, la Bibliothèque nationale de France (BNF) et les Archives nationales, ont cependant répondu favorablement par des dizaines de prêts, rassurées par la réputation de la commissaire, la qualité des expositions varoises précédentes et les équipements modernes dont s’est doté le HDE Var.
C’est dans une ambiance tamisée (50 lux, pas plus) que sont plongés les trois étages des lieux, afin de pouvoir présenter de nombreux trésors manuscrits. Une pénombre inhabituelle pour certains visiteurs, mais qui se veut propice à la contemplation. L’exposition s’ouvre sur un propos historique indispensable qui resitue le contexte des dynasties carolingiennes et, plus largement, de l’Europe au tournant de l’an mille. La scénographie, son atmosphère inspirée du palais d’Aix-la-Chapelle, sa luminosité travaillée, ainsi que le choix des œuvres donnent au parcours une teinte « histoire de l’art », mise en avant par la commissaire.
Les choix muséographiques rendent sensibles les outils de la médiation historique : cartes et arbres dynastiques sont ainsi traités en reliefs et participent de l’élégance générale de la scénographie. Les documents supposés « arides » de l’histoire passent ici au premier plan : les « diplômes », source primordiale de l’histoire du royaume de Lotharingie, sont présentés comme des pièces centrales dans chacune des salles. Le parcours touche cependant ici la limite de la carte blanche accordée à la spécialiste du haut Moyen Âge : la centralité accordée à ces documents reflète bien leur importance historique, mais crée des redondances dans le parcours.
Ce péché d’érudition ne nuit toutefois pas à l’ambiance générale du parcours qu’Isabelle Bardiès-Fronty a souhaité « propice à la délectation ». L’intérêt de cette exposition réside d’ailleurs dans la mise en valeur d’une contradiction entre les bouleversements géopolitiques occasionnés par les successions de Charlemagne et la grande permanence des formes artistiques, qui puisent durant deux siècles dans la Renaissance carolingienne. Le scénographe Vasken Yéghiayan évoquait durant la préparation une « exposition haïku » : une expression qui résume bien les efforts mis en œuvre (dans la construction des vitrines comme dans l’éclairage) pour singulariser chacun des objets présentés.
L’ivoire est très présent, avec des œuvres de l’école de Metz, cœur du royaume de Lotharingie. Penché sur son écritoire, un oiseau posé sur l’épaule, le Saint Grégoire sculpté sur une plaque de reliure (Saint Grégoire et ses scribes, fin Xe siècle), prêté par le Kunsthistorisches Museum de Vienne, est l’un des grands chefs-d’œuvre de l’exposition. L’objet incarne à la fois la virtuosité des sculpteurs sur ivoire et leur génie d’invention, avec des innovations iconographiques à double sens. Puis le vélin livre des œuvres manuscrites exceptionnelles. La multiplication des prêts (Berlin, Reims, Metz, Lyon, et BNF) donne une vue complète des influences diverses qui nourrissent cette production. La plus évidente étant la référence antique, promue par la Renaissance carolingienne, qui montre une filiation directe avec l’art paléochrétien.
Les royaumes carolingiens sont aussi une terre d’innovation, avec l’invention de la minuscule caroline (écriture ronde et régulière), que l’on n’a jamais vue plus belle que sur le manuscrit de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, venu d’Aix-la-Chapelle. Le manuscrit des Louanges de la Sainte Croix de Raban Maur, rédigé en 810, mériterait une exposition en soi. Ce recueil de poèmes, où géométrie et représentation sacrée sont conjuguées dans une grille régulière de lettres, est décrypté dans un petit film très concis. On touche du doigt ici l’effusion artistique et intellectuelle qui animait le monde carolingien, et qui n’est pas sans rappeler la Badgad contemporaine de la Lotharingie ou la Florence de la première Renaissance.
Volontairement, l’exposition ne s’attarde pas sur la fortune historiographique du royaume au XIXe siècle. Contre cette vision essentialisante et l’idée d’instabilité associée à la période carolingienne, l’hôtel des collections varois laisse les œuvres raconter une autre histoire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°616 du 8 septembre 2023, avec le titre suivant : À Draguignan, une expo audacieuse sur le haut Moyen Âge