Si Cézanne avait la montagne Sainte-Victoire, Monet a choisi pour sujet quasi unique et obstiné son jardin de Giverny. Cet acharnement en forme de quête d’idéal le conduira à fragmenter son sujet et à changer radicalement sa manière de peindre.
Lorsque Claude Monet emménage en 1883 à Giverny, l’impressionnisme fait déjà partie de l’Histoire et est adoubé par le grand public. Quand au peintre, il jouit de la réputation de patriarche du mouvement. La dernière grande exposition impressionniste a lieu en 1886, sonnant le glas d’une révolution picturale. Monet est désormais reconnu et peut vendre plus facilement ses toiles après des années difficiles. Dans cette nouvelle maison, il s’attelle à organiser le jardin comme un peintre, soignant sa composition chromatique, ses rythmes, jouant des nuances de l’air.
La mise en scène végétale mettra vingt années à synthétiser tout ce que Monet aime et, avec la construction du bassin, les nymphéas y occupent bientôt une part prépondérante. Alors qu’en 1895 Monet consacre la moitié de sa production picturale à son jardin, vingt ans plus tard, c’est la quasi-totalité de son activité qui nourrit cette obsession.
« Les choses faciles venues d’un jet me dégoûtent »
Tout cela avait d’ailleurs été préparé par plusieurs séries monomaniaques, les Meules (1890), les Peupliers (1891-1892) en passant par les Cathédrale de Rouen (1892-1893), toutes réalisées dès les premières années d’installation à Giverny, avant d’entamer en 1899 la vingtaine de toiles sur son jardin d’eau. Pour les Paysages d’eau comme il les appelle, peints entre 1903 et 1909, l’eau a quasiment envahi toute la surface, la peinture se fait de moins en moins descriptive. Les toiles sont presque devenues all-over pour reprendre le terme du critique américain Clement Greenberg lorsqu’il parlait des toiles des expressionnistes abstraits.
Malgré ce bouleversement de gravité et ce caractère immersif, la différence fondamentale est qu’il continue à peindre d’après nature. Même si sa vision entamée par une cataracte le conduit ainsi à contourner l’observation et à peindre de mémoire, expliquant certainement ces visions très synthétiques qu’il livre de son jardin-paysage [lire L’œil n° 608].
« L’instantanéité, les choses faciles venues d’un jet me dégoûtent. » Alors que Monet incarnait cette nouvelle modernité qui consistait à sortir des ateliers pour venir peindre sur le motif, avec ce jardin qu’il s’emploie à façonner, la méthode change radicalement. Si le peintre s’imprègne du motif, le croque, peint et absorbe couleurs et vibrations, c’est désormais en atelier que tout se concrétise. Mais étonnamment, aucun document photographique ne le représente dans son espace de travail. On préfère entretenir la doxa impressionniste du travail en extérieur. Ainsi, nombreuses sont les images le montrant assis dans son jardin, parmi les fleurs. Le peintre en son tableau. Et lui-même entretint une sorte de flou artistique : « et que mes Cathédrales, mes Londres et autres toiles soient faites d’après nature ou non, cela ne regarde personne et ça n’a aucune importance. »
À l’aube du cubisme, le public n’adhère pas aux Nymphéas
En se focalisant ainsi sur un sujet récurrent, Monet s’est affranchi des contingences temporelles et géographiques, de l’anecdote surtout. La matière picturale elle-même se modifie. La spontanéité a fait place petit à petit à un empâtement plus important. Ses cadrages inhabituels se resserrent sur des toiles carrées.
Les formats changent également, se dilatent. Claude Monet fera même construire un troisième atelier de 276 m² spécialement pour les grands décors donnés au musée de l’Orangerie (une somme de quatre-vingt-onze mètres linéaires). Retrouver le caractère immersif de son jardin, faire ressentir, au-delà de la stricte justesse de la représentation, l’espace, dans une impression totale : voilà quel était le but de Monet. « Un tout sans fin, une onde sans horizon et sans rivages. » Mais il fut bien le seul à façonner son sujet-jardin à la perfection pour mieux s’en débarrasser en peinture et atteindre la synthèse et l’harmonie ultimes.
La réception publique sera, quant à elle, plus frileuse. La première exposition de la série des Nymphéas et des Paysages d’eau en 1909 à la galerie Durand-Ruel, reçut un accueil mitigé. À l’aube du cubisme, les toiles de Claude Monet n’incarnent pas le changement. Alors même que la sérialité radicale du motif révèle aujourd’hui un caractère avant-gardiste. Et il faut saluer l’obsession et l’inventivité perpétuelle du maître qui n’aura eu de cesse d’expérimenter jusqu’à un âge avancé.
1840
Naissance à Paris.
1859
S’inscrit à l’Académie suisse de Paris. Rencontre Pissarro.
1862
Poursuit sa formation dans l’atelier de Charles Gleyre. Se lie d’amitié avec Renoir, Sisley, Bazille.
1872
S’établit à Argenteuil. Peint Impression soleil levant.
1883
S’installe à Giverny.
1890
Il achète le Pressoir de Giverny avec ses dépendances et jardins. Entreprend la série des Meules et des Cathédrale de Rouen.
1893
Entreprend l’aménagement d’un bassin aux nymphéas.
1899
Série Ponts japonais. Entame la série sur son « jardin d’eau ».
1912
Diagnostic de sa cataracte.
1916
Débute Le Grand Décor aux nymphéas pour L’Orangerie du jardin des Tuileries, inauguré en 1927.
1926
Décède à Giverny.
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Claude Monet, le maître en son jardin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Claude Monet, le maître en son jardin