Société

Casablanca et la modernité, un dialogue de sourds

Par Olympe Lemut · lejournaldesarts.fr

Le 5 mars 2018 - 863 mots

BRUXELLES / BELGIQUE

Le festival de culture arabe « Moussem Cities » braque les projecteurs sur une ville mal à l’aise face à la modernité.

Youssef Ouchra Meta, <em>Fausse Mort</em>
Youssef Ouchra Meta, Fausse Mort
Photo Youssef Ouchra Meta

Passée en moins d’un siècle de petite ville à métropole de près de cinq millions d’habitants, Casablanca peine encore à entrer de plain pied dans le monde contemporain. En témoignent une rénovation urbaine problématique, et le poids des traditions culturelles face à la mixité, deux thèmes largement traités dans les expositions « Loading Casa » (qui a fermé ses portes le 28 février) et « Raw Poetry » (à BOZAR jusqu’au 17 mars). Selon Salma Lahlou, commissaire de l’exposition « Loading Casa » au centre culturel flamand De Markten, Casablanca souffrirait d’une « mémoire amnésique » face à son architecture : « Casablanca cultive l’obligation d’oubli, le prix de sa résilience est l’amnésie ». Résilience suite à la période coloniale du mandat (1912-1956), dont l’empreinte a marqué durablement l’architecture, une empreinte embarrassante pour les autorités locales. 

Dans les rues aucune plaque historique ne rappelle ce passé, que les bâtiments existent encore ou qu’ils aient été détruits : seules les archives personnelles des habitants gardent un souvenir de ces réalisations architecturales, comme celles du collectionneur Mohamed Tangi exposées ici. Parfois le processus urbain frôle l’absurde : ainsi la Tour de l’horloge construite par les Français en 1908 a-t-elle subi plusieurs dégradations avant d’être détruite en 1948, puis d’être reconstruite en 1993 quasiment à l’identique « à quelques mètres de son emplacement originel » souligne S. Lahlou. De même, qui sait que la mosquée Hassan II se dresse depuis 1993 sur le site de l’ancienne piscine municipale en bord de mer ? Construite en 1934, cette piscine se voulait la plus grande d’Afrique avec son bassin de 480 mètres de long alimenté par les marées. Un gigantisme semblable caractérise la mosquée et son minaret qui domine de sa hauteur toute la ville, comme un repère incontournable. Les photographies de Zineb Andress Arraki révèlent d’ailleurs un horizon urbain butant sur ce minaret, entre des immeubles vétustes en béton et des lieux abandonnés. 

Affiche de « Casablanca » du 1er au 28 février 2018 à Bruxelles
Affiche de « Casablanca » du 1er au 28 février 2018 à Bruxelles

S. Lahlou insiste également sur le rapport de Casablanca à ses périphéries, car c’est dans les banlieues que se construit selon elle l’identité de la ville « à la marge » : elle songe aux quartiers d’affaires qui fleurissent loin du centre ville, alors qu’au milieu du 20e siècle des bidonvilles occupaient les mêmes sites. Le centre a vu arriver des vagues successives de populations venues de tout le Maroc, sans réussir à les absorber harmonieusement : les différentes catégories de population s’y croisent sans se mélanger. Dans les photographies de Yoriyas jeunes, ouvriers et mères de famille voilées constituent effectivement des groupes distincts. 

Du haut de son minaret la mosquée Hassan II symbolise aussi le poids étouffant des traditions et de la religion : remplacer un lieu de liberté des corps comme une piscine publique par une mosquée constitue un acte lourd de sens. Si le réalisateur marocain Nabil Ayouch, invité par « Moussem Cities », affirme résider à Casablanca pour profiter de la grande liberté d’expression qu’offre la ville, l’interdiction dans tout le Maroc de son film Much Loved en 2015 révèle que cette liberté n’est pas acquise : même à Casablanca il est donc impossible de montrer la prostitution à l’écran. Quant aux relations hommes-femmes et à la sexualité, le livre de Leïla Slimani Sexe et mensonges (Ed. Les Arènes, 2017) en dresse un portrait alarmiste : culture du mensonge, obsession de la virginité des femmes, poids écrasant du patriarcat et absence de mixité. 

Au sujet de la mixité le commissaire de l’exposition « Raw Poetry » Younes Baba Ali concède que « à Casablanca les regroupements de femmes sont très fréquents mais dans des formes plus intimes » que les regroupements d’hommes dans les rues ou les cafés. Des thèmes abordés par Randa Maroufi dans plusieurs de ses travaux, comme la vidéo « Le Park » tournée dans un parc d’attractions à l’abandon : un groupe de garçons adolescents déambule lentement, entre selfies et attitudes viriles exagérées. 

Ou la série de photographies « Reconstitutions » qui met en scène des rencontres entre filles et garçons dans la rue, dans une ambiance de confrontation et de tension permanente : des situations vécues quotidiennement par les femmes, dont l’artiste elle-même. Mais c’est surtout le corps féminin et la sexualité qui cristallisent les polémiques et les blocages les plus violents, et R. Maroufi aborde la question avec insolence : dans « Close Up » elle a recueilli les réactions de ses proches face à L’Origine du monde de Courbet. Hommes et femmes confient leurs pensées sur la sexualité, l’épilation, le nu ou même le rôle de la peinture, avec un certain humour : diffusée dans une petite pièce fermée par des rideaux noirs, cette œuvre sonore symbolise l’impossibilité de parler de sexualité au grand jour, et l’impossibilité d’exposer aujourd’hui à Casablanca le tableau de Courbet.

Comme l’ouvrage de L. Slimani ou le film de N. Ayouch, ces œuvres n’évoquent le réel que du point de vue documentaire, sans avoir recours aux utopies que peut susciter une métropole, ni à la dimension érotique des relations hommes-femmes, pourtant très présente dans la littérature arabe.  

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