Art contemporain

ART CONTEMPORAIN AFRICAIN

Au Palais de Tokyo, l’Afrique se veut politique

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 3 février 2022 - 652 mots

PARIS

En portant un discours ouvertement identitaire et anticolonialiste, l’exposition « Ubuntu, un rêve lucide » privilégie le politique sur l’esthétique, au risque d’occulter les œuvres en tant que telles.

Paris. Dès le titre, l’exposition « Ubuntu, un rêve lucide » joue sur le mystère et l’indicible, car ce terme est quasiment intraduisible en français. « Interdépendance », « collectif » et « humanité » sont autant d’équivalents d’un concept propre à plusieurs cultures africaines du sud du continent, d’après la commissaire Marie-Ann Yemsi. Comme ligne directrice, elle a choisi les luttes postcoloniales en Afrique et leurs répercussions contemporaines, un thème souvent abordé ces dernières années dans l’art africain. Sans viser un panorama de cette scène artistique, l’exposition se veut tout de même ambitieuse avec une vingtaine d’artistes et collectifs, dont huit originaires d’Afrique du Sud.

Les œuvres sont toutes mises en relation avec l’histoire politique du continent, quitte à laisser de côté leur dimension artistique. Ainsi les sculptures de Frances Goodman (née en 1975, Afrique du Sud) à base d’ongles en résine et paillettes sont-elles présentées avant tout comme une critique des stéréotypes de genre en Afrique du Sud, alors que leur forme ondulante tout en volume s’inscrit dans une démarche à la limite de l’abstraction. De même, les tableaux de Michael Armitage (né en 1984, Kenya) se retrouvent réduits, dans les cartels, à leur support en toile car celle-ci est très connotée socialement en Ouganda – le tissu qu’utilise l’artiste est fabriqué à partir de l’écorce d’un arbre du sud du pays et sert traditionnellement de linceul –, et les sujets des tableaux sont eux aussi politiques. Les couleurs chaudes des toiles évoquent pourtant le fauvisme européen, et les dessins à l’encre du même artiste se réfèrent à nombre d’esquisses européennes du XIXe siècle ; ces œuvres s’inscrivent dans une profondeur historique plus large que le panafricanisme ou la colonisation. Ce détachement temporel affecte aussi l’installation centrale de l’exposition par Kudzanai Chiurai (né en 1981, Zimbabwe) : des archives de la guerre d’indépendance au Zimbabwe ont été retravaillées comme des tracts et une sélection d’œuvres contemporaines les complète, dans un large espace qui accueille des performances. Conçue pour réactiver « les imaginaires des luttes panafricaines » selon l’artiste, cette installation évolutive laisse un goût de déjà-vu sans parvenir à inscrire l’œuvre dans l’histoire.

Mises en scène théâtrales

Quelques œuvres parviennent pourtant à marquer l’esprit des visiteurs, lorsqu’elles puisent dans l’esthétique du théâtre. C’est le cas de l’installation de Lugiswa Gqunta (née en 1990, Afrique du Sud) qui combine une vidéo mélancolique en noir et blanc, des plateaux métalliques rouillés inspirés par l’exploitation minière en Afrique du Sud, et des traces à la craie sur des murs ocre, comme des dessins de prisonnier. Ce « paysage intérieur rêvé », selon la commissaire, prend la forme d’un décor de théâtre qui se laisse interpréter librement, sans imposer de discours. Le travail de Daniel Otero Torres (né en 1985, Colombie) lui aussi utilise une scénographie proche du théâtre : des silhouettes en tôle, des plantes fanées en pot (maïs, canne à sucre) et des tableaux en argile évoquent les luttes révolutionnaires et les gestes symboliques des révoltes (poings levés). Ici, le récit prend une dimension universelle car les matériaux et les symboles dépassent le cadre africain contemporain.

Au cœur de l’exposition se trouve l’œuvre la plus remarquable, l’installation vidéo de Grada Kilomba (née en 1968, Portugal). Sur trois écrans géants sont projetées en continu des pièces chorégraphiques inspirées par les mythes grecs de Narcisse, Œdipe et Antigone. Intitulée A World of Illusions, l’œuvre revisite les mythes à l’aune de l’histoire coloniale, de sa violence et des questionnements identitaires qu’elle entraîne. Si la bande-son lue par l’artiste contient une part de revendication politique, l’esthétique épurée des vidéos contribue à ancrer l’œuvre dans une histoire commune des arts visuels. Alors que Grada Kilomba affirme que « raconter l’histoire coloniale est une cérémonie nécessaire », ses personnages noirs rejouent des rituels mystérieux comme sortis du théâtre antique, dans une réécriture permanente de l’histoire.

Ubuntu, un rêve lucide,
jusqu’au 20 février, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°582 du 4 février 2022, avec le titre suivant : Au Palais de Tokyo, l’Afrique se veut politique

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