À la différence du monde savant, les artistes contemporains semblent de nouveau regarder le peintre. Deux futures expositions, à Paris et à Málaga, devraient même dessiner ce nouvel arbre généalogique. Mais l’héritage reste difficile à s’approprier…
Au cœur de l’été 2013, un événement inattendu s’est produit : Picasso est devenu branché. Bling-bling, même. Le rappeur et producteur américain Jay-Z est en effet apparu à la galerie Pace de New York tout de blanc vêtu, tel un néogourou à chaîne en or, pour réaliser une performance (sic !) de six heures en hommage à celle de Marina Abramovic, The Artist Is Present, afin de lancer sa nouvelle chanson intitulée : Picasso Baby. Dans le clip de dix minutes surfilmé par Mark Romanek et diffusé sur le réseau câblé HBO au mois d’août, apparaît le gotha de l’art contemporain (Marina Abramovic, Marcel Dzama, George Condo, Fred Wilson, Andres Serrano, Lorna Simpson, Lawrence Weiner, l’historienne de la performance RoseLee Goldberg) et du New York « branché » (le réalisateur Jim Jarmusch, les acteurs Alan Cumming et Rosie Perez) ainsi que Diana Widmaier-Picasso, petite-fille du peintre par Maya.
Prince, Kippenberger et les jeunes Américains
Tous sont venus célébrer le roi Jay-Z et son apologie de Picasso en signe extérieur de richesse. « I just want a Picasso in my casa » (« Je veux seulement un Picasso chez moi »), disent les paroles, le peintre andalou passant ainsi clairement au rang de lifestyle. Le chanteur devrait d’ailleurs assurer la bande-son de la future exposition concoctée par Diana Widmaier-Picasso et Didier Ottinger, conservateur au Musée national d’art moderne, pour les galeries du Grand Palais. Pour l’instant, peu d’éléments filtrent sur cette démonstration de l’influence du maître espagnol sur nos contemporains qui est prévue pour l’automne 2015. Remontant au pop art avec des œuvres d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, de David Hockney mais aussi de Jasper Johns ou de Richard Hamilton, le parcours, qui s’annonce chronologique, fera dialoguer les œuvres de Picasso avec des hommages et des citations d’artistes de tous médiums et de toutes scènes, tout en mettant en exergue plusieurs œuvres phares, des Demoiselles d’Avignon à Guernica. Didier Ottinger laissant aussi entendre que la prospection se déroulera tant en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique que sur la scène occidentale, on est d’autant plus curieux de connaître ces trouvailles qui permettront de « rafraîchir » le sujet Picasso, véritable cash machine pour les institutions. Les expositions organisées au Musée Picasso de Málaga en collaboration avec la FABA (Fondation Almine et Bernard Ruiz-Picasso pour l’art) donnent déjà l’occasion de cerner certains des candidats possibles à une telle régénération du génie Picasso. Au printemps 2012, Richard Prince a ainsi dévoilé son hommage aux Demoiselles d’Avignon avec une série de collages d’un goût plus ou moins sûr, associant les figures picturales à des corps de femmes photographiés. L’année précédente, l’institution avait mis en lumière les travaux du peintre allemand Martin Kippenberger en hommage à Picasso. Sa série de huit peintures Jacqueline: The Paintings Pablo Couldn’t Paint Anymore (1996) brouille notamment les pistes entre genres identitaires et picturaux, rebattant les cartes du maître tout en empruntant son style. Cet ensemble irrévérencieux est au cœur du troisième Salon FABA (du nom de la fondation qui offre la proposition sur son site en forme d’exposition virtuelle). Ce dialogue formel et intellectuel entre des œuvres contemporaines et celles de Pablo Picasso est, cette fois-ci, commissarié par Nicolas Trembley (après Hervé Mikaeloff et le couple Almine et Bernard Ruiz-Picasso). « Désormais, une nouvelle génération d’artistes pluridisciplinaires ose se l’approprier, l’assumer, puiser dans son œuvre et ainsi continue de la rendre actuelle », avance le commissaire. Il s’agit plutôt d’une remise au goût du jour de la part d’une génération qui voit plus Picasso en grand-père qu’en père putatif à qui régler son compte. Il faut d’ailleurs souligner qu’en France, l’artiste n’est plus tellement enseigné en école d’art, trop populaire sans doute et moins intellectuel que Marcel Duchamp, la grande référence de nos jeunes artistes. On se réclamera ainsi davantage du cynisme dandy de ce dernier ou de la désinvolture pop d’Andy Warhol que de la longévité de Picasso lors des séances de diplômation hexagonales.
En revanche, les artistes américains n’hésitent pas à reprendre la dimension versatile du peintre à leur compte, s’arrogeant son désir artistique ardent (anxiety) et sa superproductivité. Et, plus que tout, c’est la maîtrise technique de Picasso, dont il s’est servi pour s’affranchir des canons et des académismes, qui fait rêver des artistes comme le néoclassique canadien Steven Shearer ou l’Américaine Nicola Tyson et ses figures naïves. D’ailleurs, la sélection de Nicolas Trembley reflète parfaitement l’approche décontractée et pacifiée de la jeune génération américaine : Thomas Houseago et Aaron Curry revendiquent l’héritage et leur fascination respective pour la longévité créative du grand maître. Qu’il s’agisse d’un Black Mask 1 (2011) du premier d’inspiration africaine ou d’une sculpture de métal peint par le second (MNZ’er, 2012), les ressemblances sont en effet frappantes avec une feuille de métal découpée, pliée et peinte par Picasso en 1961 à Cannes et intitulée Femme, ou une tête d’homme répondant de la même technique, un an plus tard, en 1962. Imparable, également, la juxtaposition drolatique d’un visage en céramique que Picasso réalisa en 1959, simplifié à l’extrême et souriant, et des traits déprimés d’une céramique laquée de Judith Hopf dont le titre, Erschöpfte Vase 4, signifie « Vase épuisé » ! Ici aussi l’artiste a réduit l’expression d’inconfort et de déprime au plus simple sur le renflement de cet accessoire de décoration.
Le rapport complexe à la citation
La démonstration de Nicolas Trembley joue ainsi la carte des rapprochements formels avec beaucoup d’à-propos. Est-ce pour autant le signe d’un retour en grâce de Picasso auprès des jeunes ? Bien sûr, on peut lire l’engouement actuel pour le collage hybride comme un héritage lointain des premiers papiers collés par Picasso avec le cubisme. Mais un collage ne fait pas forcément référence à l’artiste, ce serait exagéré. Qui sont alors les artistes qui se revendiquent du maître ? Comment distinguer l’opportunisme de la réelle influence ? Ainsi, lorsque Adel Abdessemed précise que sa fresque naturaliste morbide Who’s Afraid of the Big Bad Wolf? (2011-2012) est ajustée aux dimensions exactes de Guernica (363 x 779 cm), on peut s’interroger sur la conviction profonde de la citation. Comme le faisait remarquer Roberta Smith du New York Times dans une critique de l’œuvre lors de sa présentation chez David Zwirner en 2012, ce n’est pas parce que l’on en appelle au génie de Picasso que celui-ci rejaillit sur l’œuvre. Certes, on ne peut nier la puissance visuelle de cet amas de corps d’animaux empaillés calcinés dont seul l’éclat des yeux de verre traverse la masse charbonneuse dramatique. Mais de là à se revendiquer de Guernica, l’engagement politique de Picasso appelé à la rescousse de la charge visuelle d’Abdessemed peut frôler l’anecdote.
Heureusement, certaines revendications ont plus de substance. Même lorsque c’est le trublion de l’art contemporain, Maurizio Cattelan, qui s’en empare. En 1998, invité à faire sa première exposition au MoMA de New York, l’Italien fabrique une tête de Picasso à porter à la façon des figures grotesques de carnaval. Un acteur, affublé de la tête surdimensionnée, arborait une marinière, un pantalon sombre et une paire de sandales à la manière dont Picasso était vêtu quand il recevait chez lui, dans le Sud de la France. Picasso devenu personnage accueillait ainsi les visiteurs sur le perron du musée lors de l’ouverture du projet de Cattelan le 6 novembre 1998. Pour l’artiste, Picasso est chez lui au musée. Il est devenu une des « mascottes » sur laquelle le MoMA thésaurise. Conscient de l’échange de valeur et de la popularité de l’artiste par rapport à la sienne toute naissante à l’époque, Cattelan s’est donc approprié la figure même de l’artiste à défaut de son art ou de son style. Malin et parfaitement réaliste en regard de l’exploitation mercantile de la marque « Picasso », l’œuvre est devenue aujourd’hui mémorable dans le corpus de l’Italien. Autre artiste à s’emparer de la figure Picasso, par son style cette fois-ci, le peintre américain George Condo s’est attelé pendant deux ans à maîtriser ce qu’il appelle un « cubisme psychologique » avant de produire des tableaux comme Memories of Picasso (2009) à la ressemblance confondante. Quant à l’appropriationniste historique Mike Bidlo, ce ne sont pas loin de quatre-vingts reproductions de femmes qu’il a réalisées d’après Picasso en 1988.
Chez les plus jeunes, la peintre Dana Schutz avoue son admiration pour l’œuvre peint et l’inventivité, à l’instar de Ray Smith, obsédé par Guernica, ou de l’Allemand Anton Henning. Le Street Art n’est pas en reste, car Vinz Feel Free a terminé au printemps une grande fresque murale pour l’Institut français de Valence, inspirée de Guernica et intitulée La Marque de l’€spagne. La composition monumentale explore les affres économiques de l’Espagne, misant sur un parallèle avec l’Histoire. Enfin, dans un registre un peu moins citationnel mais formellement semblable, Amy Bessone peut se targuer d’entretenir une veine stylistique « picassienne » troublante avec ses peintures, dessins et céramiques. Faut-il y voir de la nostalgie ? Difficile de savoir ce qui anime cette pratique révérencieuse d’un art « à la Picasso » qui passe d’un médium à un autre, alterne les styles. La « décomplexion » créative joue sûrement pour beaucoup dans la régénération actuelle du génie de Picasso.
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Après l’avoir exclu, les artistes renouent enfin avec Picasso
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Après l’avoir exclu, les artistes renouent enfin avec Picasso