STRASBOURG
Le conte a donné lieu à de nombreuses relectures par les surréalistes et les illustrateurs. Les musées de Strasbourg en livrent toute la richesse jusqu’aux limites du fantasme.
Strasbourg. « Surréalice », ce mot-valise choisi pour titrer l’exposition du Musée d’art moderne et contemporain (MAMCS) par Barbara Forest, conservatrice en chef, et Fabrice Flahutez, professeur à l’université de Saint-Étienne, donne d’emblée le ton. Les deux commissaires ont recherché toutes les références au surréalisme, parfois très éloignées, chez Alice, cette héroïne du conte pour adultes (publié pour la première fois en 1865) à ne pas mettre entre les mains des enfants – ce qui est rarement le cas. Les surréalistes, comme tout le monde, ont-ils gardé ces souvenirs d’enfance – un lapin toujours en retard, un chapelier et un lièvre qui ne cessent de boire du thé ou encore une reine de cartes à jouer qui ordonne de couper la tête à tout un chacun ? Toutefois, si Alice demeure omniprésente, c’est qu’elle possède quelque chose que les autres n’ont pas : une dimension onirique, fantasque et paradoxalement grave.
On pénètre dans l’espace de l’exposition par la gueule d’un monumental chat du Cheshire, dont le célèbre sourire continue à flotter dans l’air, même quand le chat se retire. Le parcours, très varié, grâce à une scénographie inventive de Michel Martin, commence par une salle où sont déposées, dans d’élégantes vitrines, de nombreuses éditions et traductions des ouvrages de Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles, Derrière le miroir ou encore ce récit étrange, Snark.
Les surréalistes s’emparent ensuite de cet univers, traversé par l’irrationnel et le non-sens. Sous le signe du merveilleux, des rencontres insolites et dépaysantes se suivent dans le parcours. Rencontre entre l’humain et le végétal ou l’animal – un tronc d’arbre doté d’un visage de profil se voit observé par une face bouffie qui surgit des nuages (Alice au pays des merveilles, René Magritte, 1946). Rencontre entre Alice, ou plutôt des Alice qui se dédoublent, et une fleur rouge dans Déposition d’Alice de Salvador Dali (1969). Rencontre enfin entre Alice et son auteur (Eileen Agar, Lewis Carroll with Alice, 1961).
Ailleurs, ce sont des métamorphoses, essentiellement des changements d’échelle, une caractéristique principale de cette femme-enfant (Alice grandit, Pierre Alechinsky, 1961). Les représentations d’un corps modulable à souhait, chargées d’un érotisme inconscient, feront le bonheur de ces artistes fascinés par la théorie freudienne. Poupée avec Hans Bellmer, Lolita avec Jane Graverol ou jeune fille nue avec Max Ernst, Alice devient une source de fantasmes. Les artistes femmes ne sont pas en reste et on s’arrête devant l’ambiance mystérieuse qui émane des œuvres de Dorothea Tanning [voir ill.]. D’autres créateurs, moins attirés par la sexualité, accordent toute l’importance à des jeux de langage et à des calembours transformés en images ; on connaît la méfiance de Magritte au sujet du rapport conventionnel entre le mot et sa représentation. Un autre jeu qui a fasciné Lewis Carroll, mais aussi Marcel Duchamp, Man Ray ou Max Ernst et qui a trait à l’espace, est le jeu d’échecs. Reposant sur des règles très strictes, entre les mains des artistes, il devient un terrain propice aux activités ludiques et déstabilisantes (Man Ray, Le Roi, 1965).
La célébration d’Alice ne s’arrête pas au MAMCS. Le visiteur est invité à traverser Strasbourg et à découvrir ce lieu plein de charme qu’est le Musée Tomi-Ungerer où sont présentées d’innombrables illustrations qui ont orné ce livre depuis la fin du XIXe siècle jusque dans les années 2000. Loin des images décolorées et aseptisées, que les studios hollywoodiens ont imposées, ici, entre docilité et désobéissance, le merveilleux se mélange à la noirceur, le faussement innocent à l’érotique – parfois dans une même fascination. On ne sait pas si les artistes se sont abreuvés de cette même boisson qui produit un effet magique sur le personnage inventé par Lewis Carroll, mais leurs images semblent réalisées pendant un trip aux champignons hallucinogènes. Si Alice au pays des merveilles est destiné aux enfants, c’est plutôt à l’enfant qui sommeille dans chaque adulte.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°602 du 6 janvier 2023, avec le titre suivant : Alice au pays des surréalistes