Fra Angelico occupe une position intermédiaire : entre peinture et religion, entre le mythe du peintre saint et la personnalité étudiée par les historiens d’art, entre l’ère gothique et la Renaissance.
La légende du pictor angelicus
Fra Angelico incarne le mythe du peintre mystique perdu dans la contemplation divine. La légende du « bienheureux » accréditée par Vasari (« Fra Giovanni, dit-on, n’aurait jamais touché ses pinceaux sans avoir auparavant récité une prière »), ou par Michel-Ange (« ce bon moine a visité le paradis et il lui a été permis d’y choisir ses modèles »), cette légende a perduré pendant des siècles, avant d’être « officialisée » par l’Église, à l’époque moderne. Le 3 octobre 1982, Fra Angelico fut béatifié par le pape Jean-Paul II, qui en fit le saint patron des peintres.
Le qualificatif de « pictor angelicus » et le surnom qui en dérive, Fra Angelico (ou Beato Angelico), lui viendraient de cette prétendue familiarité avec les anges ; à moins qu’ils ne désignent, comme le suggère l’historien d’art Giulio Carlo Argan, la parenté spirituelle du peintre avec saint Thomas d’Aquin, le « doctor angelicus » des dominicains.
Les biens de la terre et ceux du ciel
Né soit en 1387, soit à la fin du siècle, dans la province du Mugello, près de Florence, Guido di Pietro entre au couvent des dominicains de l’Observance à Fiesole vers 1418. Après son noviciat et des études théologiques très approfondies, il revêt l’habit blanc et noir, et prend le nom de Fra Giovanni. Il assumera à plusieurs reprises des charges importantes (vicaire puis prieur) au couvent de Fiesole, malgré une activité artistique intense, attestée dès 1417, et dont la première grande floraison se situe dans les années 1425-1429 (nombreux retables d’églises).
Si son œuvre majeure est la décoration à fresque du couvent de San Marco à Florence, sa « carrière » artistique culmine avec les commandes du Vatican, réalisées à partir de 1445 : la chapelle du sacrement (disparue), la chapelle « Niccolina » et le studiolo personnel du pape. Il meurt à Rome en 1455. Sa tombe, à Santa Maria sopra Minerva, porte cette épitaphe : « Ne me glorifiez pas d’avoir été comme un autre Apelle / Mais bien d’avoir donné aux tiens, Christ, le salaire de mon travail / Car autres sont les biens de la terre, autres ceux du ciel. »
L’ordre des dominicains
L’ordre dominicain fut fondé par saint Dominique en 1215, en réaction contre l’hérésie cathare dans le comté de Toulouse. C’est un ordre mendiant, fondé sur l’humilité et la pauvreté, voué à la prédication préparée par l’étude. Les frères prêcheurs s’implantent rapidement dans de grandes villes d’Europe. Ils comptent dans leurs rangs des penseurs tels que saint Thomas d’Aquin (1228-1274).
L’apogée de cet essor, au début du XIVe siècle, est marqué par une crise réformiste (liée au grand schisme de l’Église d’Occident) qui se traduit par l’organisation de « couvents d’observance » réformés, comme celui de Fiesole où entra Fra Angelico. Cette réforme visait à sauver l’esprit primitif de l’ordre et à réaffirmer sa mission d’enseignement et d’apostolat. Fra Angelico s’y emploie avec ardeur.
Le creuset de la Renaissance
L’art de Fra Angelico relève à la fois du gothique tardif et de la Renaissance florentine. Sa formation fut sans doute celle d’un miniaturiste, et il reste attaché à la tradition siennoise du Trecento ; il conserve les fonds et les auréoles d’or, les damasquinages dans les vêtements de ses personnages.
Mais il est très réceptif à la modernité artistique, aux créations déterminantes de Brunelleschi, Donatello, Masaccio, et aux théories d’Alberti, qui font de Florence, dans les premières décennies du Quattrocento, le creuset de la Renaissance. La perspective linéaire offre un moyen de représentation de l’espace, rationnel et efficace ; les corps s’y « déplacent » suivant les lois de l’optique. Grâce à un modelé totalement développé, à l’observation attentive des gradations lumineuses, au respect d’une anatomie mieux connue, les peintres donnent à leurs figures une densité, une présence, une vraisemblance nouvelles.
Les humanistes, redécouvrant les auteurs grecs et latins, élaborent une nouvelle conception de l’histoire où l’enchaînement des actions et des drames s’inscrit dans un temps spécifiquement terrestre et humain.
Un naturalisme très religieux
Fra Angelico s’ouvre aux nouveautés de la Renaissance, tout en les adaptant à sa conception artistique, qui est religieuse. La peinture a pour lui une vocation didactique et dévotionnelle, elle ne saurait se limiter à cette rationalité nouvelle, qui prétend affirmer la prééminence des facultés humaines. Aussi n’accepte-t-il l’espace mesuré et construit de la Renaissance qu’en le détournant. La perspective lui sert à articuler la narration, et à déplier l’espace de façon à l’emplir de lumière et de toute la splendeur sensible de la création. Mais l’espace reste pensé à travers la catégorie médiévale du lieu symbolique.
Même si elles s’inscrivent parfaitement dans l’espace à trois dimensions, ses figures ne sont pas décrites selon leur aspect naturel mais en tant que signes renvoyant à l’exégèse. Les êtres et les choses conservent une beauté intacte, comme au premier jour de la création. Et l’histoire elle-même est une figure du Christ : toute action humaine se résorbe dans le cycle Chute-Rédemption-Salut. Fra Angelico n’adopte donc le « naturalisme » moderne que pour renforcer la vocation religieuse de la peinture.
La notion d’espace-lumière
Perfection des figures, clarté de l’espace, équilibre des compositions, mais aussi, surtout, action dynamique et « transfigurante » de la lumière, telles sont les qualités d’une peinture qui n’a jamais cessé d’éblouir ses spectateurs.
La lumière, pour Fra Angelico, n’est pas un phénomène concret et analysable. Conformément aux thèses « thomistes », elle émane des corps célestes ; elle s’attache aux corps selon leur degré de diaphanéité, et les transmue en autre chose qu’eux-mêmes. La lumière transfigure toutes choses et présente le monde comme un miracle permanent, qui réjouit les yeux et le cœur, et renvoie à la bonté du Créateur. « C’est Angelico, écrit Argan, qui a identifié dans la lumière ce principe de qualité qui permet à l’expérience humaine de s’élever jusqu’à comprendre l’idée suprême de l’être. » L’apport essentiel de l’Angelico est cette notion d’espace-lumière, où brille tout le spectre des couleurs, et qu’un Piero della Francesca allait approfondir.
Le couvent San Marco
Le grand œuvre de Fra Angelico est intransportable : ce sont les fresques de San Marco. Ce couvent fut attribué aux dominicains de l’Observance et reconstruit de 1438 à 1443 par Michelozzo aux frais de Cosme de Médicis. Il contenait l’une des plus prestigieuses bibliothèques du temps, humaniste et théologique, constituée par l’érudit Niccolo Niccoli. Le peintre et ses assistants y travaillent jusqu’en 1445 ou 1450 ; ils peignent aussi le grand retable de l’église conventuelle. Dans le cloître, le corridor, la salle capitulaire et les cellules, ses peintures proposent de grands thèmes de méditation, fortement teintés de doctrine dominicaine, et dépouillés de décors naturels qui illuminaient ses retables d’églises destinés au public laïc. Le peintre renoue avec le symbolisme des prototypes byzantins. Son art atteint ici son degré maximum de densité formelle, intellectuelle et poétique.
Informations pratiques L’exposition « Fra Angelico » rassemble près de 75 de ses œuvres et 75 de ses assistants ou proches continuateurs. Elle a lieu jusqu’au 29 janvier 2006, tous les jours sauf le lundi de 9 h 30 à 17 h 30, les vendredi et jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs”‚: 15 $ (env. 12,4 €), 10 $ (env. 8,2 €) et 7 $ (env. 5,7 €). Possibilité de réserver les billets sur internet. Audioguides en français, 6 $ (env. 4,9 €). Metropolitan Museum of Art, New York, 1000, 5th avenue, tél. 1 212 535 7710, http://www.metmuseum.orgAccès”‚: Métro 86th Street.
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7 clefs pour mieux connaître Fra Angelico
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°575 du 1 décembre 2005, avec le titre suivant : 7 clefs pour mieux connaître Fra Angelico