Pierre Soulages s’est toujours tenu à l’écart des courants artistiques, poursuivant ses recherches seul, sans héritier direct.
S’interroger au moment de la disparition de Pierre Soulages sur l’importance de son œuvre relève presque de l’indécence. Pour justifier ce questionnement, il est nécessaire de faire la part entre la qualité exceptionnelle de sa peinture, son rayonnement, en France et à l’étranger, et son impact, relativement limité, sur les autres artistes de son temps.
Une certitude : cette production picturale, qui s’étale sur trois quarts de siècle, réalisée par un artiste qui a toujours refusé d’adhérer à un groupe ou d’être rattaché à une école, est reconnaissable parmi toutes. Comme Yves Klein ou Mark Rothko, Pierre Soulages fait partie de la famille des créateurs associés à un fait esthétique qui se transforme en leur image-signature.
Il est désormais impossible d’évoquer son travail sans qu’un fond noir ne fasse son apparition.
Noir, ou plutôt « outrenoir », ce « champ mental autre que celui du simple noir qui […] devient émetteur de clarté, de lumière secrète » (Pierre Soulages, « Les Éclats du noir », entretien avec Pierre Encrevé). L’œuvre est sortie du domaine artistique pour se transformer en patrimoine national, les images sont devenues icônes.
Comme souvent, pour devenir mythique, une production plastique doit être accompagnée d’un discours. L’histoire de l’art est friande de ces récits impressionnants qui prennent les allures d’une illumination soudaine, d’un événement inattendu, bref d’une source d’inspiration quasi-mystique. Ceci est d’autant plus aisé que les artistes eux-mêmes contribuent volontiers à leur légende dorée en fournissant ces fables d’origines, où la révélation, fulgurante, est condensée en un temps court, dans une action brève. « Le mythe est là pour servir de trait d’union entre […] l’incompréhensible et le quotidien, le magique et l’ordinaire », écrivent Sven Ortoli et Nicolas Witkowski (La Baignoire d’Archimède, Petite mythologie de la science, Seuil, 1991).
C’est à Vassily Kandinsky que l’on doit l’épisode le plus déterminant de cette mythologie où le peintre se présente comme le témoin d’une réalité nouvelle. L’histoire est connue : à l’heure du crépuscule, le peintre découvre dans son atelier un tableau d’une beauté indescriptible. S’approchant de l’œuvre sur laquelle il ne voit que des formes et des couleurs, il se rend compte qu’il s’agissait d’une de ses toiles, appuyée au mur sur le côté. « Maintenant j’étais fixé, l’objet nuisait à mes tableaux », déclare-t-il (Regards sur le passé, Herman, 1974). Curieusement, à l’instar de Kandinsky, Soulages crédite la révélation de la lumière à un tableau noir qu’il estimait raté, redécouvert le matin suivant : « Au réveil, je suis allé voir la toile. J’ai vu que ce n’était plus le noir qui faisait vivre la toile, mais le reflet de la lumière sur les surfaces noires. Sur les zones striées, la lumière vibrait et, sur les zones plates, tout était calme. […] La lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau […]. Je poursuis dans cette voie » (entretien avec Hans-Ulrich Obrist, Soulages, Centre Pompidou, 2011).
Faut-il douter de l’authenticité de cette version des faits, narrée par son auteur a posteriori ? Certes, non. Cependant, si la date « officielle » de ce néologisme, « outrenoir », est de 1979, Soulages travaille la relation entre noir et lumière de nombreuses manières tout au long de sa carrière. Ainsi, dès 1946, ces œuvres sur papier, réalisées au fusain ou au brou de noix ont des tonalités sombres. Puis, à partir de 1948, il expérimente la technique du goudron sur verre, avant de revenir à la peinture à l’huile ou encore à la gravure, bâtissant ainsi « une œuvre entamée au lendemain de la guerre sans bouleversements ni révolutions internes » (Soulages, Centre Pompidou, 1979). Sans doute, venant de la part d’Alfred Pacquement, à qui l’on doit plusieurs expositions importantes de l’artiste, il s’agit d’un compliment.
Mais, en même temps, cette affirmation souligne la difficulté à établir un rapport entre cette œuvre et l’ensemble de la production artistique de la seconde moitié du XXe siècle. Tout laisse à penser que Soulages, en exploitant la même expression artistique, en la reprenant systématiquement comme pour approfondir sa perception, se trouve dans une position isolée. Isolement splendide mais isolement quand même. Interrogé à son sujet, Benoît Decron, le directeur du Musée de Rodez, fait appel à une belle métaphore en comparant Soulages à un monolithe monumental atterri dans un champ au milieu de nulle part. Ou encore à un menhir, une de ces pierres mystérieuses qui surgissent du passé lointain et qui fascinent tant le peintre.
Pierre Soulages lui-même contribue à cette position d’observateur non engagé, voire dans les marges. Évoquant ses premières années parisiennes dans un entretien avec le critique et écrivain belge Roger Pierre Turine, il traite avec indifférence le paysage artistique français où « tant de tendances s’entremêlaient : peinture abstraite, géométrique, surréaliste […] sans oublier les peintres adeptes de la tradition française et la peinture figurative ».
Tout en reconnaissant les liens d’amitié avec Hans Hartung ou Jean-Michel Atlan, Soulages n’avoue explicitement aucune influence de l’abstraction lyrique pratiquée par la seconde école de Paris et ne mentionne que rarement l’expressionnisme abstrait américain. Ses sources d’inspiration, présentes avant même qu’il n’entreprenne une quelconque activité artistique, se situent en dehors de toute actualité : la lumière de Conques (Aveyron) et l’art pariétal. Cet « émigré de l’intérieur » (selon l’expression du journaliste Claude Imbert) fait tout pour se construire l’image spontanée d’un artiste autodidacte qui reste à l’écart de toutes modes. Est-ce un simple hasard si l’on ne connaît pas d’autres artistes se réclamant de son œuvre ? On songe à la phrase de Constantin Brancusi après son court passage dans l’atelier d’Auguste Rodin : « Il ne pousse rien à l’ombre des grands arbres. »
En somme, si la place de Soulages dans l’histoire de l’art est assurée depuis longtemps, son désir de suivre un parcours singulier le confine, en quelque sorte, dans un univers particulier. Son ambition, loin d’être modeste, est de traiter à sa façon les problèmes du rapport entre la forme et le fond, entre l’opacité et la transparence, entre la lumière et l’obscurité, des problèmes d’une simplicité banale, mais que la peinture affronte depuis toujours, source de son désespoir et de sa force. Il faut oser déclarer : « Il y a trente ans […] que je pratique l’“outrenoir” et je rencontre toujours du neuf, pourquoi m’arrêterais-je ? »
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Une œuvre singulière et sans postérité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : Une œuvre singulière et sans postérité