Depuis 1895, la « mamma » des biennales règle son pas au rythme des petites et grandes histoires culturelles, économiques et politiques. Cent dix années qui ont fait de l’aînée des biennales d’art contemporain le thermomètre de la création contemporaine le plus fréquenté du petit monde de l’art.
Progressivement, la Biennale de Venise est devenue un miroir de la création artistique. La toute première édition voulue en 1895 par le maire de Venise Riccardo Selvatico ne camoufle guère son ambition nationale : offrir une vitrine à un art italien en mal de diffusion tout en équilibrant le statut touristique patrimonial de la ville. Toute à son xixe siècle et à son capitalisme intrépide, L’Esposizione internationale d’Arte della Città di Venezi intègre progressivement le principe d’une compétition énergique et eurocentrée. À l’heure de l’expansionnisme colonial, les nations présentes (quinze au départ) légitiment leur empire par la promotion d’un art national. La Belgique ouvre le bal des pavillons en dur en 1907. En 1914 on en compte déjà sept. En 1999, les Giardini en abritent vingt-six. En résulte une cartographie indisciplinée et édifiante, vestige d’ordre et de symboles aujourd’hui obsolètes : bâtiment britannique olympien hissé sur un monticule ménageant une légère hauteur de vue et de position sur son voisinage ; oignon coiffant le pavillon russe érigé en 1914 ; péristyle néoclassique du bâtiment français, les jardins ont aujourd’hui comme un parfum de parc d’attraction mâtiné de leçon d’histoire géopolitique.
Un académisme bon teint
Mais pour l’heure, en ce début de xxe siècle, on fait salon, on vend, on achète, on distribue des médailles d’or sans jamais s’éloigner d’un académisme bon teint. Ce divorce relatif entre l’avant-garde et la Biennale perdurera des années durant, avant que s’amorce une réconciliation au sortir de la guerre. Mais la grande messe vénitienne sera toujours partagée entre son désir d’approbation critique et sa réussite publique. En marge des expositions italiennes, les artistes français se taillent la part du lion et Rodin, Bourdelle, Renoir ou Odilon Redon auront les honneurs de représentations nationales. Mais elles seront tardives. Cézanne est exposé après sa mort, en 1920, Bonnard et Denis en 1922 et Degas en 1924. Et si Klimt est présent en 1910, Picasso est retiré du pavillon espagnol par crainte de choquer le public. Il n’y reviendra qu’en 1948 ! En 1910 toujours,
Marinetti, furieux d’un tel écart avec l’avant-garde, organise une manifestation contre la Biennale sur la place San Marco, avant d’en devenir le fervent représentant durant la période mussolinienne. Au cours de ces années 1930, les clés de la Biennale sont d’ailleurs remises à l’état fasciste. Avec lui sonne le triomphe d’un futurisme tardif.
France – États-Unis : la main passe
Au sortir de la guerre, après une courte pause, s’annoncent déjà les prémices d’un déplacement des rapports de force et de souveraineté. En 1950, c’est au vieux Matisse qu’il revient de représenter la France. Cette année-là, le jeune pavillon américain présente Pollock, De Kooning et Gorky. Pour cette fois c’est encore Matisse qui emportera la récompense. Mais en 1964, Rauschenberg, vigoureusement soutenu par l’appareil étatique américain, rafle le prix fédéral de la peinture, signant là le déplacement du centre de gravité de la scène artistique : Paris cède son hégémonie à New York. Et le jeu des nations peut reprendre sur le mode d’une rivalité culturelle teintée d’idéologie, bientôt rejointe par l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Des années activistes à l’âge adulte
Si les années 1960 et 1970 peinent à trouver une forme stable de la Biennale déjà vieillissante, elles seront dans le même temps les années de préparation et de contestation, celles qui lui donneront sa forme actuelle : pavillons et expositions internationales et une thématique voulue par un commissaire. On se souvient de la charge policière en 1968, alors qu’étudiants, artistes et commissaires réclament une refonte démocratique de la structure et l’abrogation des prix. On se souvient des tableaux tournés faces contre cloisons par les artistes en signe de protestation, de l’édition anti-fasciste dédiée au Chili en 1974 et du vif tournant imprimé par Harald Szeemann et Achille Bonito Oliva en 1980 qui décident une programmation prospective avec les sections « Aperto », ouvertes aux jeunes artistes. Un tel élargissement, associé à la redéfinition géopolitique du monde dans les années 1990, porte un coup à la légitimité des pavillons nationaux. Exception faite à cette édition 2005, aussi essorée qu’assagie, de telles évolutions génèrent dans le même temps les éditions inflationnistes qui suivent : plus d’artistes, plus de pavillons égrenés dans la ville, plus de manifestations satellites capitalisant l’audience de la machine huilée.
Forum périodique de l’art actuel, la Biennale, après quelques errances et ajustements de nature, d’instances et de forme, maintient finalement son image de manifestation internationale incontournable. Venise, la « mamma » des biennales. Assurément.
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Une Biennale plus que centenaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°572 du 1 septembre 2005, avec le titre suivant : Une Biennale plus que centenaire