Superposant ces deux espaces de pouvoir que sont l’art et la science, le bio-art tourne la plupart du temps à la création de monstres et de chimères.
L’artiste s’y affirme alors en démiurge et tripote le vivant pour en démultiplier les formes au gré d’une genèse en blouse blanche qui le consacre tout-puissant. Rien de tel dans les œuvres de Lu Yang, dont l’exposition collective « Art robotique » [jusqu’au 4 janvier 2015 à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris], donne un glaçant aperçu. Chez l’artiste chinoise diplômée du département des nouveaux arts médias de l’Académie d’art de Chine, la manipulation du vivant recèle bien une volonté de puissance, mais c’est dans l’espace du contrôle que celle-ci se déploie. Modes d’emplois et fiches techniques à l’appui, la jeune femme expose à la Villette des protocoles sur de grands tableaux. Tout y a l’apparence de la scientificité : le matériel et le vocabulaire mobilisés, les schémas et dessins qu’elle crée pour l’occasion, la méticulosité avec laquelle elle décrit chaque dispositif. Virtuelles, ses propositions sont autant d’appels à collaborer à destination du monde scientifique. Elles s’offrent comme possibles préludes à des expériences dont le corps, humain ou animal, est le matériau principal. Sur l’un des tableaux, Lu Yang imagine par exemple un « Learning Terminal » sensé stimuler l’apprentissage. C’est un poste de travail muni d’une interface cerveau-ordinateur qui punit l’apprenant d’une décharge électrique dès que son niveau d’attention baisse. Sur le dessin technique qui accompagne la description détaillée de l’expérience, le cobaye humain montre tous les signes de l’angoisse : il sue, blêmit et ses yeux sont injectés de sang. Sa piteuse apparence souligne l’écart entre les mérites annoncés du dispositif (maintenir un niveau d’attention suffisant pour favoriser l’acquisition de savoirs) et la rigueur du conditionnement mis en œuvre.
Ce violent hiatus entre torture infligée au corps et bénéfice attendu se retrouve dans bon nombre des œuvres de Lu Yang. Il n’est pas étranger au profond malaise où elle plonge le spectateur. L’un de ses dispositifs, ironiquement nommé Happy Tree, a même suscité le scandale au point que l’artiste a dû s’engager à ne plus l’exposer. La jeune femme y soumettait des grenouilles et de petits animaux marins à des décharges électriques pour leur faire battre la mesure et exécuter en rythme une cruelle danse macabre. Dans une seconde œuvre, Dictator, elle associait même dans une vidéo un morceau de musique électronique à ces chorégraphies involontaires – dispositif d’autant plus cruel qu’il n’avait d’autre finalité que notre bon plaisir. Bien sûr, le fait que Lu Yang soit née et ait grandi en Chine incline vers une interprétation politique de son œuvre. Dans sa mécanique des corps, on est évidemment tenté de lire le reflet d’une productivité acquise au prix d’un contrôle politique brutal et d’une réification absolue du vivant. L’étrange familiarité des dispositifs créés par l’artiste empêche pourtant d’en rester là. Et s’il fallait plutôt y voir l’implacable logique de l’hédonisme contemporain, acquis au prix fort ? Sans doute notre malaise face aux œuvres de Lu Yang fournit-il déjà l’ébauche d’une réponse…
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Un laboratoire de la cruauté
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Un laboratoire de la cruauté