L’artiste brésilien nourrit sa contestation intellectuelle de mots. L’expression de ses œuvres passe par une alchimie entre la psychanalyse, la philosophie et la science.
Le petit quartier de la Joá se situe au pied de la Pedra da Gávea, pittoresque point culminant du littoral carioca. En y suivant les petites rues qui mènent aux contreforts de l’immense forêt de Tijuca, on parvient jusqu’à la maison de Tunga. Son « pensatorium », salon de réception, est un espace sur pilotis dont les baies vitrées donnent sur un péristyle de bois parcouru de hamacs, à l’ombre des grands arbres. Perroquet, tortues, céramiques, palmiers, l’essence du Brésil pour le décor extérieur. Bossa-nova et structuralistes français dans la bibliothèque, tubes de peintures et crayons pour composer l’intérieur. Un grand bureau sur tréteaux, un canapé gris, un sol de béton blanc. Par terre, des morceaux d’installations, ready-made de cristaux et de fioles, d’aimants. Les grandes sculptures sont moulées et tirées dans l’atelier sur trois étages où travaille une dizaine de permanents, à cinq cents mètres de là, dans une rue à peine plus passante. Le petit monde de Tunga, quand il n’est pas à Paris ou New York, tient dans ce kilomètre carré de quiétude. Un sas salutaire pour aborder les grandes questions qui sous-tendent son travail.
Né en 1952 à Palmares, près de Recife, Antônio José de Barros de Carvalho e Mello Mourão, dit Tunga, est fils de poète. Son père Geraldo, qui a publié un recueil remarqué au Brésil, fait partie du « groupe de Paris », des intellectuels francophiles installés à Rio. Sous la dictature, son indépendance d’esprit impose d’ailleurs à la famille deux années d’exil chilien en 1972 et 1973. C’est là que Tunga participe, à l’université de Valparaiso, à sa première exposition (collective). De retour à Rio, en 1974, Tunga présente au Musée d’art moderne le « Musée de la masturbation infantile ». Qu’a-t-on dans la tête pour nommer ainsi sa première exposition personnelle, à 22 ans, sous la dictature ? « De la folie, sans doute ! Plus un peu de (saine) provocation et une intelligence hors normes », propose Thiago Rocha Pitta, qui a travaillé un an et demi dans l’atelier de Tunga. Cette première exposition annonce deux éléments indissociables de l’œuvre et du personnage : l’importance de la sexualité et l’utilisation décomplexée, minutieuse du langage. Lisant Freud, Bataille ou Lacan, qu’il cite à l’envi, Tunga considère la sexualité comme un préalable à la vérité plus que comme une fin en soi. Comme dans la fausse ingénuité de ses aquarelles érotiques en trompe-l’œil, les habits ne seraient qu’un obstacle à la compréhension du corps. « La vraie mise à nu, dit-il, c’est après le nu. Elle commence dès qu’affleure la sexualité. Le vrai strip-tease commence par un nu ». La provocation, rarement gratuite, est souvent présente dans son travail. Cildo Meireles en résume son utilisation : « Tunga n’a jamais été un artiste politique à proprement parler, mais son traitement de la sexualité dans la dictature des années 1970 conteste l’ordre établi à un point tel qu’il en devient un objet politique ».
Tunga aime les mots
C’est peu après que Tunga part à Paris. « Dans les années 1970, Foucault, Lacan ou Barthes n’étaient pas traduits en portugais. Partir à Paris était une évidence intellectuelle, pas un refuge romantique », explique-t-il. Il y perfectionne la langue française, apprivoisée déjà quand les amis de son père parlaient et lisaient en français, chez lui. Il dévore Rimbaud et Lautréamont, avant tout, puis le courant structuraliste. Il épouse une Française, et dès lors passe la moitié de son temps à Paris depuis les années 1980. Il est sélectionné en 1987 dans « l’art brésilien du XXe siècle », au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. En 1991, il installe une pièce au Jeu de paume. Cet univers personnel explique aussi le rapport de Tunga au langage. À l’antithèse du cliché de l’artiste exprimant graphiquement ce qu’il ne sait pas traduire verbalement, Tunga aime les mots et en fait des outils précieux, même s’ils n’apparaissent jamais dans ses œuvres. Il semble considérer qu’il y a suffisamment de mystères dans l’univers pour ne pas en rajouter artificiellement dans son langage. Au contraire, il analyse volontiers avec le critique, explique ses références. Mark Rothko, Joseph Beuys, Artur Barrio chez les contemporains ou encore Lia Rodrigues. Pour ses détracteurs, cet amour des mots est aussi le travers d’un artiste qui sait (trop) bien se vendre, « une forme de marketing intellectuel bien ficelé », glisse un collectionneur français. Il réfute, lui qui a horreur de l’approximation intellectuelle. « Si construire des œuvres qui donnent à réfléchir fait de vous un artiste conceptuel, alors je le suis. Si être “conceptuel”, c’est être formellement minimaliste et laisser les autres réfléchir à votre place sur un objet, alors je laisse ce mot à ceux qui l’ont dévoyé ».
Dans les années 1980, Tunga commence à vendre aux États-Unis, en France, et évidemment au Brésil. La liste de ses collaborations épouse l’histoire du marché de l’art brésilien : initialement auprès de Raquel Arnaud, pionnière du passage du moderne au contemporain, Tunga expose ensuite chez Luisa Strina, la galeriste emblématique de São Paulo depuis quarante ans. Quelques autres suivront, faisant de Tunga un des artistes les plus cotés du Brésil depuis trente ans. Pourtant il n’a pas la notoriété grand public d’un Vik Muniz ou d’un Ernesto Neto qui reconnaît volontiers l’influence de Tunga dans son travail. En 2001, alors qu’il a initié une collaboration avec Daniel Templon, à Paris, il présente au Jeu de paume sa plus importante exposition en France. En 2005 c’est au Louvre, avec Marie-Laure Bernadac pour l’année France-Brésil et une consécration symbolique pour ce Parisien d’adoption. Aujourd’hui Tunga partage sa production entre la galerie Augustine Luhring, à New-York (depuis 1997) et la galerie Mendes Wood, fondée en 2010 à São Paulo. Matthew Wood raconte : « pour une jeune galerie comme nous, c’est d’autant plus précieux que Tunga ne rechigne pas au contact avec nos jeunes artistes ». Ce souci de la transmission intègre rapidement le parcours de l’artiste. Il croit plus aux workshops qu’aux cours réguliers. « Je ne parle pas technique avec les étudiants, précise-t-il. On étudie plutôt les exemples du pouvoir transformateur de la poésie. » Thiago Rocha Pitta confirme : « Quand il enseigne, Tunga est très doux, loin de l’image de l’intellectuel intimidant ». A partir du 5 juin au Musée d’art contemporain de Lyon, il participe à Imagine Brazil, aux côtés de jeunes Brésiliens ayant chacun choisi un « mentor » de la génération précédente…
« Un accélérateur de particules »
Tunga n’aime pas parler du passé. L’avenir l’intéresse davantage. Un avenir qui a repris un nouveau souffle à Inhotim, quand il y a ouvert en septembre 2012 sa galerie psychoactive, au milieu de la forêt. Un événement vécu comme un tournant dans la contextualisation de son œuvre. « Le jour du vernissage, j’ai ressenti comme un “trip”. Les gens avaient l’air de planer. J’avais l’impression, enfin, de réussir une instauration (d’un phénomène) plutôt qu’une installation ». Une phrase qui confirme ce que Guy Brett écrivait pour le catalogue de l’exposition du Jeu de paume : « J’ai le sentiment que ni les musées ni les galeries ne sont faits pour héberger les œuvres de Tunga. » Une prédiction lumineuse : quand on les a découvertes à Inhotim, il est moins grisant de retrouver les « instaurations » de Tunga entre les murs blancs d’une galerie.
La période est faste pour Tunga. Dans la droite ligne de son pavillon d’Inhotim, il vient d’accrocher à Paris Lezart III, une grande installation acquise par le Centre Pompidou. Fruit d’une même recherche thématique, « Vers la Voie Humide » se visite chez Luhring Augustine jusqu’au 31 mai. À l’aide de ses objets fétiches (fioles, aimants, fils…), il poursuit l’exploration des champs (magnétiques, gravitationnels) et des énergies qui y sont à l’œuvre. Tunga suscite depuis longtemps chez les critiques un champ sémantique scientifique : « entropie, charges, conversions ». Peu après le fameux vernissage de 2012, à force de répéter qu’Inhotim et sa forêt sont pour ses œuvres « un accélérateur de particules », Tunga part visiter le LHC, l’accélérateur géant du Centre européen de recherche nucléaire (CERN). Il s’émerveille devant ce qu’il considère comme « la cathédrale du XXIe siècle ». Frédérick Bordry, le directeur des accélérateurs, confirme volontiers la correspondance avec les œuvres de Tunga : « En face de Vers la voie humide, on ressent émotionnellement les lignes de champs dans la fiole de verre. C’est sublime : avec les aimants et les fils omniprésents, on se remémore d’abord la limaille de fer des premiers cours de physique, puis on est en face du vide et du champ magnétique. »
Ce sublime, où pourrait-il encore l’instaurer, après le Louvre et Inhotim ? « Dans la rue », sourit-il. Un fantasme classique, finalement, pour un provocateur contemporain.
1952 : Naissance à Palmares, dans l’état du Pernambuc (Brésil).
1974 : Première exposition personnelle au Musée d’art moderne de Rio de Janeiro.
1981 : Première de ses trois biennales de São Paulo. Succès de Aõ, vidéo.
1989 : Première exposition personnelle aux États-Unis, au Musée d’art contemporain de Chicago.
1997 : dOCUMENTA (10), Cassel.
2001 : « Tunga », au Jeu de Paume.
2005 : « À la lumière des deux mondes », au Musée du Louvre.
2012 : Ouverture de la Galerie psychoactive à Inhotim.
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Tunga - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Tunga - Artiste