Art contemporain

Tomás Saraceno : « Les araignées m’ont fasciné dès mon enfance »

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 30 octobre 2018 - 1455 mots

PARIS

Quatrième artiste, depuis 2013, à investir l’ensemble des espaces du Palais de Tokyo, Tomás Saraceno y déploie un univers cosmique et ténu, fait de toiles d’araignées, d’ondes radio, de phénomènes célestes et d’objets volants.

Votre première exposition personnelle importante a eu lieu en 2004 à Gênes, où vous présentez actuellement le projet Biosphere MW32. Pouvez-vous revenir sur cette exposition et votre tentative de créer « un espace qui réagisse et se comporte comme un organisme vivant » ?

Tomás Saraceno : Concrètement, il s’agissait d’un vaste espace rempli d’air. Les gens se tenaient assis, debout ou allongés sur la surface de la membrane transparente de ce volume. À chaque fois que quelqu’un ouvrait la porte pour pénétrer dans l’exposition, de l’air s’échappait et les gens installés au-dessus s’effondraient du fait du changement de pression. Chaque jour, nous respirons inconsciemment. Le dispositif de cette exposition centrée sur l’air a rendu cette action inconsciente plus tangible, plus présente. C’était une façon de questionner ce qui semble parfaitement évident, à travers une présence qui réveille notre mémoire des choses. Et cela ouvrait la possibilité de nourrir une réflexion sur le fait qu’avec l’air, le message est le médium et le médium est le message.

À propos de votre installation Galaxies Forming along Filaments, like Droplets along the Strands of a Spider’s Web, en 2009 à Venise, le philosophe Bruno Latour écrivait que cet « assemblage de connecteurs élastiques produisant la forme de réseaux et de sphères » était « merveilleusement simple et terriblement efficace » parce qu’il révélait un lent glissement du réseau à la sphère. Est-ce ce que vous vouliez montrer ?

J’aime beaucoup que certaines œuvres permettent à des représentants d’autres disciplines de projeter ou de dévoiler une idée… Pensez à quel point chacun est enfermé dans sa propre vision, son Umwelt. Ainsi, les araignées n’ont pas d’yeux et d’oreilles comme les humains, et elles détectent la lumière infrarouge. Toutes les espèces ont une façon unique de percevoir le monde, et cela vaut aussi pour les individus. Alors quand Bruno Latour imagine un dialogue entre les réseaux et les sphères, c’est à travers son prisme personnel. La richesse d’une œuvre tient selon moi à ce que chacun en fait sa propre lecture, mais peut aussi percevoir de petites étincelles narratives émises par d’autres, ce qui permet de comprendre le monde à différents niveaux, comme une polyphonie. Ce que j’apprécie, ce que je provoque, c’est la quête de mondes que je ne peux pas voir, mais que, grâce aux autres, je deviens capable de voir. Ensemble, nous pouvons ainsi faire advenir un univers que nous pouvons partager, une possibilité de coexister sur cette planète.

Pourquoi vous intéressez-vous aux araignées ?

J’ai plutôt tendance à me demander : pourquoi les araignées se sont-elles intéressées à moi ? Les araignées tissent leur toile sur terre depuis 140 millions d’années et elles seront là plus longtemps que les êtres humains. La raison de leur intérêt pour moi est une question à laquelle je ne peux pas encore répondre, mais je suis en train de comprendre leur façon de me convaincre de travailler avec elles, de collaborer. J’essaie de penser cela du point de vue des araignées qui ont décidé de travailler avec moi. Je m’efforce d’adopter cette posture en permanence. Par exemple, le point de vue des chiens sur leur domestication et la force de la relation homme-chien. La question se pose pour toutes les espèces auxquelles nous sommes liés. Nous devons faire l’effort de voir à travers les yeux des autres espèces, parce que nous sommes dans une situation extrême due au changement climatique et à notre incapacité à vivre sur cette planète sans altérer les écosystèmes dont dépendent les autres terriens. Beaucoup d’êtres humains souffrent d’arachnophobie. Quand une exposition essaie d’imaginer quelles relations nous pourrions avoir avec les araignées – en montrant non pas des araignées, mais leurs toiles, c’est-à-dire leur environnement naturel –, peut-être affirme-t-elle qu’il y a une possibilité de survivre, ensemble, sur cette planète.
 

Est-ce en tant qu’artiste que vous vous êtes intéressé aux araignées ?

Non, elles m’ont fasciné dès mon enfance. J’avais 9 ou 10 ans, nous vivions dans une vieille maison à Udine, en Italie. Il y avait beaucoup d’araignées dans le grenier et j’étais fasciné par leurs toiles. Les rayons de lumière qui traversaient la fenêtre, les toiles dans la pénombre, toute la poussière qui allait avec… Savez-vous que lorsque les cosmologistes ou les astrophysiciens ont cherché à décrire la formation de l’univers, la toile d’araignée, tridimensionnelle, leur a servi de métaphore géométrique ? Je continue à m’interroger sur cette analogie.
 

Quand les araignées sont-elles apparues dans votre travail ?

En 2004, dans une exposition en Hollande. C’était une illumination de toiles d’araignées dans une grange, avec une visite guidée. Sur le même principe que ce qui est prévu ici au Palais de Tokyo : nous avons localisé cinq cents toiles d’araignées dans l’ensemble du bâtiment et nous les avons éclairées. Christine Rollard, une arachnologue très réputée qui enseigne au Muséum d’histoire naturelle, va guider la visite. En montrant où les araignées vivent, elle va raconter leur histoire, de leur point de vue.
 

Vous collectionnez les toiles d’araignées…

Je les conserve dans des boîtes transparentes. Au Palais de Tokyo, elles seront ouvertes. Avec un peu de chance, certaines araignées qui vivent dans le bâtiment vont venir les coloniser. Dans la nature, il y a un cas intéressant d’araignée zombie. Une guêpe dépose un œuf sur le corps d’une araignée. La larve qui en sort s’accroche sur l’abdomen de l’araignée et se nourrit de ses fluides. Au bout d’un moment, l’araignée change de comportement et se met à tisser une toile qui n’est pas destinée à attraper des proies, mais à servir d’environnement parfait pour que la larve devienne adulte. Au Palais de Tokyo, pour la première fois, une de ces toiles hybrides sera présentée à la façon d’une gravure, d’une fleur serrée dans les pages d’un livre.

Cependant, vous ne collectionnez pas les araignées. Pourquoi ? Elles se sentent mieux dans la nature. Mais cela étant, il est très difficile de différencier les toiles des araignées. Vous pouvez essayer de nourrir une araignée qui n’a pas de toile en lui offrant un moustique, elle ne le mangera pas. Privée de toile, l’araignée se laisse mourir de faim. Tisser sa toile revient pour elle à tisser sa propre bouche. La toile est comme une extension de son corps. Pour les araignées, c’est cette notion de « corps prolongé » ou de « cognition élargie » qui structure leur relation au monde.
 

Vous avez déclaré être « venu de l’architecture à l’art parce que le rôle de l’art est beaucoup plus indéfini ». Voulez-vous dire qu’il y a plus de latitude dans l’art ?

Oui, à mon avis. Dans les autres domaines, vous devez constamment assigner un objectif ou une rationalité à votre démarche. Dans l’art, vous êtes plus libre. Néanmoins, j’essaie de ne pas penser en termes de domaines ou de disciplines. Je ne crois pas à des zones rassurantes de savoirs établis, mais au fait de continuellement remettre en question les frontières entre les disciplines. En travaillant ensemble, une nouvelle forme de connaissance pourrait émerger. Mais pour la faire advenir, les artistes et scientifiques qui collaborent doivent prendre plus de risques.
 

Un exemple de cet alliage de « science et de fiction » qui brouille les pistes, c’est votre expédition dans le désert d’Atacama, où vous avez photographié et filmé le ciel pour créer une œuvre intitulée 163 000 années-lumière…

Il s’agit de la distance qui nous sépare du Grand Nuage de Magellan, une galaxie voisine. La projection de ce film est censée durer 163 000 années. J’ai pris un photogramme pour chaque année. Mais au Palais de Tokyo, nous allons seulement montrer l’équivalent de « trois mois » de ce film.
 

En 2015, pendant la COP21, vous avez lancé le « projet Aerocène », et en particulier l’« Aerocène Explorer » que l’on peut définir comme un engin d’exploration de l’atmosphère et aussi comme une « sculpture ». Va-t-on le voir au Palais de Tokyo ?

Oui, les sculptures seront présentées au Palais de Tokyo, et nous espérons qu’une forme de nouvelle connaissance va naître grâce aux rencontres qui vont avoir lieu entre humains et non-humains, à l’intérieur et à l’extérieur du musée. Je veux enregistrer tous les sons qui vont être générés par tous durant ces trois mois d’exposition : ce sera une sorte d’invitation à une improvisation de jazz cosmique.
 

Beaucoup de gens vont découvrir votre travail grâce à cette exposition au Palais de Tokyo. Que vont-ils en voir, que vont-ils en comprendre ?

Ils vont voir de splendides toiles d’araignées. Et lorsqu’ils rentreront chez eux, peut-être qu’ils commenceront à regarder le monde autrement. Peut-être qu’ils découvriront la nature dans leur propre maison.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : Tomás Saraceno : "Les araignées m’ont fasciné dès mon enfance"

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