PARIS
Pritzker Prize 1995, l’architecte le plus renommé du Japon, 77 ans, a construit plus de trois cents projets à travers le monde. À Paris, le Centre Pompidou lui offre aujourd’hui une vaste exposition monographique.
Île de Nao [Naoshima], Japon, mitan des années 1990. À l’orée de la décennie, l’architecte Tadao Ando a achevé, sur ce confetti de la mer intérieure – 2 500 âmes à l’époque –, un énième musée : le Benesse House Museum. Les œuvres ont déjà pris place et l’institution commence alors à inviter des artistes pour réaliser quelques pièces in situ. En 1997, le sculpteur anglais Richard Long y produira, notamment, trois pièces : deux de ses fameux « cercles », l’un à l’intérieur du musée, en bois flotté (Inland Sea Driftwood Circle), conçu avec des morceaux échoués que lui ont apportés les habitants de l’île ; l’autre, extramuros, réalisé avec une myriade de pierres (Full Moon Stone Circle). Long dessine, en outre, à même un mur, à l’aide de peinture et d’argile, une œuvre intitulée River Avon Mud Circles by the Inland Sea. Tadao Ando est ébahi : « Cet artiste, il suffit qu’il ait du matériel de peintre dans les mains et il ne peut s’arrêter de peindre. J’aurais dû anticiper sa créativité pour prévoir les espaces », s’amuse-t-il. Or, ce dernier est fait du même bois. Glissez-lui un feutre entre les doigts et il ne pourra s’empêcher de « dire » par le biais d’un croquis. C’est ce qu’il advint début octobre au Centre Pompidou, à Paris, lors du vernissage de sa vaste rétrospective. est-ce une note ? un renvoi à une photo ? Une esquisse valant souvent bien mieux qu’un long discours, Ando s’est mis à dessiner à tout-va, devant des commissaires médusés, directement sur les cimaises jusqu’alors immaculées, manière d’expliciter en quelques traits bien sentis ses intentions distillées dans chacun des projets, et ce, pour le plus grand bonheur du public présent voire, désormais, des visiteurs à venir.
Fieffé dessinateur donc, mais aussi subtil photographe, Tadao Ando, né le 13 septembre 1941 à Osaka (Japon), est pourtant un parfait « autodidacte ». Dans les années 1960, ses parents, modestes commerçants, n’ont pas les moyens de lui offrir des études idoines, alors il va débusquer l’architecture dans les livres – chez un bouquiniste, il déniche un ouvrage sur Le Corbusier, dont il recopie les dessins – et dans la rue. Pour gagner sa vie, le futur architecte se fait même boxeur professionnel, d’où ce nez un brin cabossé doublé d’un apprentissage ô combien physique du corps humain. C’est l’époque également où Ando flirte avec le célèbre mouvement avant-gardiste Gutaï, dont les membres sont des adeptes de la performance et de l’Art Action. « Ils allaient toujours au bout des choses, au fond de ce qu’ils pensaient, se souvient l’architecte. Créer, pour eux, signifiait engager sa vie. » Pouvait-il en être de même dans un domaine comme l’architecture ? Tel sera le questionnement essentiel de Tadao Ando, comme un défi permanent.
L’autodidacte va d’abord sillonner l’archipel et son histoire architecturale, depuis des monuments-étalons, telle la mythique villa Katsura, à Kyoto, jusqu’aux réalisations emblématiques de la modernité, comme le Mémorial pour la paix de Kenzo Tange, à Hiroshima. Puis, en 1965, à peine le pays vient-il d’ouvrir ses frontières, qu’Ando s’embarque à la découverte du monde. Il a 23 ans et débute un parcours en forme de voyage initiatique. Il prend un bateau dans le port de Yokohama pour Nakhodka (Russie), saute dans le Transsibérien à Vladivostok, direction Moscou, puis rejoint l’Europe (Finlande, France, Suisse, Autriche, Italie, Grèce, Espagne, Portugal…), avant d’amorcer un retour vers le Japon, en passant par l’Afrique et l’Asie. « À bord du bateau, je me suis alors rendu compte de la splendeur du ciel et de la mer, dira l’architecte. J’ai réalisé combien le monde est vaste et j’ai savouré sa beauté. » Le périple dure sept mois. Plus tard, il effectuera un second voyage tout autant initiatique : la traversée des États-Unis, de part en part.
Une à une, Tadao Ando va décortiquer les formes architecturales qui le touchent le plus. « Si un bâtiment ne communique rien, ce n’est pas de l’architecture », aime-t-il à répéter. Alors son cerveau imprime pêle-mêle les bâtiments phares de l’architecture mondiale : le Parthénon à Athènes, les villas d’Adolf Loos à Vienne (Autriche) ou les abbayes cisterciennes de Sénanque ou du Thoronet, en Provence. « Comme j’étais jeune, je ne comprenais pas ce que je voyais, avoue l’architecte, mais, sans que je n’en sache quoi que ce soit, tous ces monuments m’ont beaucoup impressionné ». Deux événements majeurs l’émouvront à jamais. D’abord, sa « rencontre » avec Le Corbusier, du moins avec son œuvre (« Une vraie liberté de conception, une volonté de toujours se mettre au défi », dixit Ando), le maître ayant disparu accidentellement quelques jours à peine avant que l’architecte japonais ne pose le pied dans l’Hexagone.
Qu’à cela ne tienne, Tadao Ando file à Poissy, dans les Yvelines, visiter la Villa Savoye. L’édifice est alors proche de la ruine et l’aficionado devra s’y prendre à plusieurs reprises avant d’en saisir la substantifique moelle : « J’aime la Villa Savoye, elle est extraordinaire », tranchera-t-il. Suivront les découvertes de la Cité radieuse, à Marseille (« La postérité de ces pilotis est immense »), ou, plus tard, de l’église de Ronchamp. Sur le chemin du retour vers le Japon, il fera même un crochet par l’Inde pour aller admirer Chandigarh (« Chandigarh représente ce qu’il y a de plus fondamental chez Le Corbusier : une architecture qui vit avec le vent, avec la lumière et avec sa propre pensée, bref, une architecture éternelle. »).
Le second choc, lui, aura lieu dans la ville éternelle, Rome, où l’architecte est subjugué par le Panthéon, en particulier sa coupole de 43 m de diamètre percée d’un oculus de 9 m : « C’est un lieu dans lequel nos sensations varient avec la lumière, observe Ando. Faire l’expérience de cet espace m’a beaucoup appris sur les liens entre lumière et architecture. »
La confrontation avec la lumière naturelle, l’intégration d’autres éléments naturels comme l’eau, les piliers, les murs, les volumes géométriques simples générés par des figures élémentaires, comme le cercle, le carré ou le triangle… Petit à petit, un vocabulaire singulier se met en place, le sien. En 1969, Tadao Ando ouvre son agence à Osaka, sa ville natale. Son premier projet, il l’érige, en 1973, pour des amis, dans le quartier d’Oyodo, à Osaka. Un budget dérisoire (trois millions de yens), une superficie de 100 m2 et un matériau qui deviendra fétiche : le béton brut lissé. « Une maison qui ressemblait à une caverne verticale, aux quatre côtés entourés de murs, avec un éclairage zénithal », résume Ando. Or, les propriétaires, un couple avec un enfant, attendent rapidement des jumeaux et la « caverne » se révèle trop exiguë. L’architecte propose alors de racheter la demeure et y loge son atelier. D’ailleurs, ce dernier, après moult rénovations et agrandissements, l’est aujourd’hui encore. À l’époque, la construction est à l’exact opposé du Modern Living alors en vogue : à l’ouverture, l’auteur privilégie la fermeture, à la lumière l’obscurité. Il n’empêche : cette maison-manifeste – « De l’ordre du défi architectural plutôt que de l’acte politique ! » –, publiée dans une célèbre revue d’architecture nippone accompagnée d’un texte d’Ando intitulé Urban Guerilla Houses [« Maisons pour une guérilla urbaine »], lancera sa carrière.
Dès lors, les projets s’enchaînent, leur échelle allant de pair avec celle de sa notoriété, sinon de la bourse de ses commanditaires – après le Palazzo Grassi, il livrera en 2019 à la Fondation Pinault la nouvelle Bourse du commerce à Paris. En clair : selon une courbe invariablement ascendante. Villas particulières (maison Koshino à Ashiya, maison Ishihara à Osaka, maison Nakayama à Nara…) ou logements (résidences Rokko I, II et III à Kobe…), institutions culturelles (ensemble muséal à Naoshima, Poly Grand Theater à Shanghai ; Musée d’art moderne de Fort Worth, aux États-Unis…), espaces commerciaux (magasin Time’s I et II à Kyoto, concept-store Collezione à Tokyo…) ou sacrés (temple de l’Eau sur l’île d’Awaji, église de la Lumière à Ibaraki…), voire littéralement aménagement urbain et/ou paysager (complexe de Yumebutai sur l’île d’Awaji, colline de Bouddha sur l’île d’Hokkaido…).
Depuis un demi-siècle, l’ex-boxeur a décroché tous les plus grands « titres » mondiaux, dont le plus prestigieux, en 1995, le Pritzker Prize. « Davantage que l’aboutissement de quelque concept abstrait, son architecture est le reflet d’un processus fondamental : celui de construire pour habiter », avait notamment, à l’époque, estimé le jury. Car l’architecture d’Ando se distingue, en outre, par les liens profonds qu’elle tisse avec l’être humain : « Le corps est ce qui définit l’architecture », répète à l’envi l’architecte. Cette corporéité est d’ailleurs une notion fondamentale de son travail : « Les bâtiments, les villes que je veux construire doivent toucher le cœur de leurs habitants pour qu’ils soient fiers d’y vivre, pour qu’ils en tirent courage et liberté. L’architecture doit favoriser la gaieté ; sans cela, aucun corps ne peut s’y loger. »
À 77 ans, malgré une dernière décennie marquée par une flopée de graves opérations (dont l’ablation de la rate et du pancréas), l’homme est toujours prompt à décocher non plus un uppercut, mais des vers de son poème favori, Jeunesse de l’Américain Samuel Ullman (1840-1924) : « La jeunesse n’est pas un moment de la vie, c’est un état d’esprit/Ce n’est pas une histoire de joues roses, de lèvres rouges et de genoux souples, c’est une histoire de volonté, une qualité de l’imagination, une vigueur des émotions/La vieillesse ne se mesure pas simplement au nombre des années/On vieillit quand on a déserté ses idéaux. » D’ailleurs, sur le bureau de son atelier d’Oyodo, les propositions continuent de pleuvoir, en particulier, ces derniers temps, en provenance de Chine : « Pour mes clients chinois, celui qui survit sans ces organes importants est un porte-bonheur », indique l’architecte en souriant.
Quant à la jeunesse en tant que telle, il compte bien s’en occuper également. Il suffit ainsi que la municipalité d’Osaka lui indique, l’an passé, que ses caisses étaient vides, pour qu’il prenne lui-même en main le projet d’une bibliothèque pour enfants, dans le quartier de Nakanoshima. Ando dessine alors le futur équipement à titre gracieux. Pour le contenant, il ouvre son carnet d’adresses et trouve les sponsors à même de financer le chantier. Pour le contenu, il prend la plume et demande aux plus grands romanciers du pays de lui céder quelques exemplaires de leur production. Le projet est aujourd’hui en cours de réalisation. « C’est l’esprit qui compte, souligne Tadao Ando. Tant que vous en avez la volonté, vous pouvez vraiment résoudre tous les problèmes. » Dont acte !
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Tadao Ando, poète du béton brut
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Tadao Ando, poète du béton brut