Steve McQueen est anglais, noir d’origine jamaïcaine. Il vient de recevoir le très prestigieux Turner Prize pour ses 30 ans. Cinéaste-artiste, il ne cesse de décliner à travers de petits films les thèmes du voyage, de l’errance et de l’exil, autant d’interrogations identitaires pour un immigré de la seconde génération. À voir à la Tate Gallery de Londres jusqu’au 6 février.
Depuis quelques années, toute une jeune génération d’artistes s’essaie au cinéma. Il faut filmer, réaliser des vidéos, produire des fictions rudimentaires, montrer son intérieur, sa cuisine, sa chambre, indiquer que l’on offre au public sa vie privée, ses déboires amoureux, ses problèmes existentiels. Tout un programme ! Si, comme le déclarait dernièrement Godard, le vrai cinéma propose avant tout une morale de l’image, alors Steve McQueen est bien un cinéaste. Accessoirement, il est également un créateur qui a choisi de s’exprimer à partir du territoire artistique. Tout commence au début des années 90 lorsqu’il intègre le prestigieux Goldsmiths’ College de Londres. Dès la fin de ses études, insatisfait par sa formation, il s’inscrit dans la section cinéma de la Tisch School of the Arts de l’Université de New York, autre lieux mythique de l’enseignement artistique. « J’ai toujours été immergé dans le cinéma traditionnel lorsque j’étais étudiant en art, et inversement dans l’art lors de mon année en école de cinéma. » Cette dichotomie d’origine marquera ses films au point de devenir aujourd’hui une sorte de marque de fabrique. Il est vrai qu’en les voyant on songe à Buster Keaton, Orson Welles, Ken Russel ou John Huston, mais aussi à Bruce Nauman, Vito Acconci ou encore Robert Morris.
Les limites et les défaillances du cinéma
De nos jours, choisir le langage cinématographique comme moyen d’expression n’est pourtant pas chose aisée. Il faut non seulement s’inscrire dans un médium inventé et développé par les blancs mais aussi avoir conscience des limites et des défaillances que le cinéma porte en lui. Tout cela Steve McQueen le sait, l’accepte et le revendique. Son propos ? Produire des documentaires sur le réel, son réel, celui d’un homme noir immergé dans la société anglaise, celui d’un être dont l’identité s’est lentement construite sur des morceaux épars de cultures hétérogènes. L’art de Steve McQueen est donc un art de la distance. Or, la question de la distance est au cœur de toute pratique cinématographique. Ce serait même la question que le cinéma ne cesse de se poser depuis ses origines. Quelle est la bonne distance pour témoigner du réel ? Quel recul faut-il pour parler d’un sujet ou raconter une histoire ? Comment enregistrer les données puis les relier, les organiser dans le montage pour qu’elles acquièrent le sens désiré ? En ce sens, l’œuvre de Steve McQueen se différencie très nettement de celle d’autres artistes de couleur. Toute référence ethno-africaine n’a ici aucune place. Au contraire, les techniques et le langage employés sont ceux de notre monde, de la civilisation occidentale. Aussi une partie de son œuvre doit être perçue comme une expérimentation continuelle des diverses formes du langage cinématographique : effets de montage, de répétition, de cadrages, avec ses plans d’ensemble ou ses gros plans, avec les mouvements décalés d’une caméra subjective ou les images d’une caméra fixe. Ces diverses techniques prennent souvent appui sur l’exemple de scènes célèbres de l’histoire du cinéma. Ici, une évocation du procès dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer. Là, une séquence du combat de Fat city de John Huston. Dans Deadpan (1997), film noir et blanc de 4’30, Steve McQueen réinterprète un court extrait de Steamboat Bill Jr., film réalisé en 1928 par Buster Keaton. Au cour d’une scène désormais anthologique, la façade d’une maison tombait sur l’acteur qui, miraculeusement, était situé exactement dans l’axe d’une fenêtre ouverte, lui évitant ainsi la mort. Deadpan reprend le même motif. Une façade de maison en bois tombe 18 fois de suite sur Steve McQueen. 18 fois, son corps traverse la fenêtre ouverte. De plan en plan, la caméra varie radicalement les angles de prise de vue. Abstrait au début, les plans deviennent de plus en plus précis pour s’achever sur une large vue frontale de l’action. On comprend dès lors combien ce va-et-vient continuel entre le cinéma classique et l’acte de création n’est somme toute qu’un dispositif narratif supplémentaire. Chez Steve McQueen, il serait vain de chercher une quelconque nostalgie passéiste. Ici encore, il s’agit de trouver la bonne distance en indiquant combien l’expérimentation doit s’inscrire dans la continuité de l’histoire du cinéma, seul art qui aujourd’hui colonise les imaginaires de toutes les sociétés. Les œuvres de Steve McQueen ont pour autre qualité de proposer des séquences visuelles au scénario très simple, presque imperceptible. De ce fait la durée de ces petits films reste extrêmement mesurée, d’une à deux minutes jusqu’à 22 minutes pour Drumroll (1998). Dans ce dernier, les images vidéos sont issues de caméras fixées sur les côtés d’un tonneau que l’artiste roule dans les rues de Manhattan. Ici, le montage oppose deux éléments du film. Les raccords chaotiques des images vidéos sont unifiés par la continuité de la bande son où l’on entend l’artiste s’excuser auprès des passants.
Une position morale, une affaire de droit
Mais travailler sur la question de la distance n’est pas qu’une simple affaire de technique, c’est surtout une position morale, une affaire de droit. À quelle distance d’un humain, de son visage, de son corps, d’un éclat d’existence, un réalisateur doit se situer quand bien même il témoigne en sa faveur. La démarche artistique de Steve McQueen tourne inlassablement autour de cette question. Comment rendre visible l’écart qui subsiste entre les hommes, entre les communautés ? Comment parler de sa condition de noir et de ses problèmes d’identité ? C’est en trouvant une juste distance entre le témoignage brut et une mise en fiction spectaculaire que Steve McQueen réussit la gageure de nous entraîner au cœur de sa problématique. Présenter ses réalisations en galerie ou dans des institutions au lieu d’occuper une salle de cinéma avec un long métrage participe d’une stratégie similaire : inclure le public dans l’action de ses films. « Projeter un film dans une galerie, sans aucun son de surcroît, contraint le spectateur à s’interroger sur ce qui se passe. Je veux mettre le public dans une situation où chacun devient très sensible à lui-même, à son corps, à sa respiration, durant la projection du film. » Le fait que Steve McQueen soit en plus l’acteur principal de ses films souligne ce dispositif. Ses trames narratives simples permettent au public de percevoir nettement combien sa volonté de se mettre en scène construit un documentaire subjectif. À chaque fois la trame même du film met l’acteur à l’épreuve. Ainsi Bear (1993, film noir et blanc de 11’) s’ouvre sur une lutte entre deux hommes nus. Les gros plans alternent au point que le spectateur ne sait pas au juste ce qui est en jeu : un combat, une bagarre dont nous serions les témoins privilégiés ? Petit à petit le doute s’installe. La caméra fixe en priorité les expressions fugitives des deux acteurs noirs. Toute une gamme d’émotions passe entre ces deux hommes. L’agression brutale cède de plus en plus la place à une certaine tendresse par moment proche d’un désir sexuel. Est-ce un combat acharné ou au contraire une sorte de plaisanterie amicale pleine d’émotion ? En fait, chacune des œuvres de Steve McQueen indique en filigrane le désarroi d’une communauté noire anglaise en mal de représentation. Le droit de chaque communauté à posséder une image qui la représente, une histoire qui symbolise la cohésion du groupe constitue l’un des fondements de toute société. Mais Steve McQueen n’est pas dupe. Ses films indiquent sur un mode allégorique combien cette soif de représentation générale est par essence liée à des enjeux de pouvoir. Le cinéma serait donc l’unique moyen pour lutter contre cet impérialisme de l’image en proposant un nouvel imaginaire. Tout le travail sur la distance revient alors à se positionner par rapport au statut de l’image. Peut-elle exister sans pour autant se substituer à un réel manquant ? Peut-on encore faire du cinéma sans pourvoir aux effets pervers et spectaculaires de l’image contemporaine. L’œuvre de Steve McQueen répond par l’affirmative avec une force peu commune. C’est sans doute cela que le jury du Turner Prize a récompensé.
- LONDRES, Tate Gallery, jusqu’au 6 février.
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Steve McQueen
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Abonnez-vous dès 1 €Fondé en 1984, le Turner Prize est désormais l’une des plus prestigieuses récompenses du monde artistique. Chaque année, quatre créateurs anglais sont sélectionnés puis invités à exposer à la Tate Gallery. Un jury composé de critiques et de conservateurs désigne ensuite le lauréat d’un prix d’une valeur de 20 000 £ (200 000 F). La cérémonie, retransmise en direct sur Channel Four, bénéficie d’une couverture médiatique hors du commun. Malcolm Morley, Richard Deacon, Tony Cragg, Anish Kapoor, Damien Hirst ou Douglas Gordon furent quelques-uns des artistes récompensés ces dernières années. Pour cette ultime sélection du siècle, Steve McQueen, Steven Pippin, les sœurs Jane et Louise Wilson ainsi que l’irascible et talentueuse Tracey Emin étaient en compétition. On ne peut que regretter que la France ne se soit jamais dotée d’un concours similaire. Certes il existe un Grand Prix national du jeune talent arts plastiques (donné cette année à Claude Closky) mais il ne bénéficie ni de la même publicité, ni du même traitement financier (50 000 F seulement).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : Steve McQueen