Fille du sculpteur Julio Gonzalez et mariée avec le peintre Hans Hartung, Roberta Gonzalez, disparue en 1976, est longtemps restée méconnue. Son travail est exposé au Centre Pompidou.
Sa vie s’achève dans la solitude d’un champ de blé, comme pourrait s’achever un roman de Marguerite Duras. Désorientée, sujette à des crises d’amnésie, la vieille femme s’enfonce entre les épis, erre et se perd sous un soleil de plomb. Elle s’écroule. Les jours passent, et son corps se dessèche. « Roberta Gonzalez, disparue depuis quatorze jours, vient d’être retrouvée morte dans un champ de blé près de Monthyon, en Seine-et-Marne », écrit le journal Le Monde, le 14 juillet 1976.Hans Hartung, qui fut son époux, apprend la nouvelle par un coup de fil, dans la blanche villa qu’il a construite sur les hauteurs d’Antibes. Quelle douleur, soudain ! Roberta, la fille de Julio Gonzalez qu’il admirait, avait été pour lui un soutien dans les années les plus noires de sa vie : il avait gardé son amitié, et conservait dans sa collection des tableaux d’elle. Grâce à une donation des ayants droit de Roberta Gonzalez (1909-1976), le Centre Pompidou expose aujourd’hui une sélection d’œuvres de cette artiste méconnue qui, si elle défendit avec force l’œuvre de son père, ne se soucia guère de la sienne, qui commence enfin à sortir de l’ombre.Roberta grandit à Paris, à Montparnasse, mais elle porte en elle la terre catalane. Son père, Julio Gonzalez, a commencé sa carrière en tant qu’artisan ferronnier dans l’atelier familial à Barcelone, avec son frère, Joan, avant de se lancer dans une carrière artistique et monter à Paris, à Montparnasse, centre de l’avant-garde. Il épouse une jeune femme qui pose pour lui, Jeanne Berton ; elle le quitte quelques années après la naissance de leur fille Roberta, en 1909. L’enfant est donc élevée par son père, qui encourage sa passion pour le dessin, et ses tantes, dans une enclave catalane. « Dis donc, ce que je serais content si j’avais une fille comme la tienne ! » se serait exclamé Picasso en voyant les dessins d’enfant de la fille de son ami.Après cinq années au cours desquelles Roberta séjourne à l’hôpital de Berck-sur-Mer pour soigner une maladie des jambes, la jeune femme, qui a un temps voulu entrer au carmel, commence à 18 ans sa formation artistique. Elle fréquente, à Montparnasse, l’Académie Colarossi, dite « la Grande Chaumière », visite le Louvre, où elle s’éprend de Rembrandt, « mon premier grand amour », dont elle aime le clair-obscur et le caractère introspectif, et, surtout, observe le travail de son père.Ses premières toiles, d’inspiration cubiste, évoquent la campagne catalane, ses villages, ses paysannes « que son père représente beaucoup dans ses sculptures, comme le fait aussi Joan Miro dans ses tableaux », observe l’historienne de l’art Amanda Herold-Marme, spécialiste de l’artiste. Lorsque la guerre civile éclate en Espagne, en 1936, ses tableaux se peuplent de femmes armées, peintes avec des lignes droites, des figures géométriques, « et dont émane une force résistante et combative », observe Amanda Herold-Marme.
Bientôt, à la veille de la guerre, un peintre allemand encore méconnu, qui rêve de devenir un grand artiste et admire l’œuvre de Julio Gonzalez, fait irruption dans l’atelier du père de Roberta. Son nom : Hans Hartung. Se relevant difficilement de sa rupture avec sa première femme, Anna-Eva Bergman, qui ne supportait plus le caractère angoissé de Hans et désirait la solitude pour trouver sa voie en tant qu’artiste, il se met « à fréquenter assidûment Julio Gonzalez et sa fille Roberta qui était peintre et faisait de très belles choses fortement structurées comme celles de son père », écrira Hartung dans son Autoportrait (Les Presses du réel). Roberta s’émerveille devant ses toiles abstraites, qui lui ouvrent de nouveaux horizons. « J’ai d’abord aimé les œuvres et après l’homme, peut-être même ai-je aimé l’homme parce que j’ai aimé les œuvres », confiera-t-elle. Bientôt, Hans et Roberta éprouvent du désir l’un pour l’autre, et se marient, en juillet 1939. « Roberta était d’une gaieté enfantine qui me réconfortait », se souviendra Hartung.La guerre éclate. Hans refuse de s’enrôler dans les rangs du Reich. Ayant rejoint la Légion étrangère, il est démobilisé après la signature de l’armistice. Comme son mari est traqué par les nazis qui le considèrent comme un traitre, Roberta s’est installée dans le Lot, avec lui et toute la famille Gonzalez. Elle peint alors des figures féminines, dans des postures de détresse, les bras levés, hurlant, les cheveux en désordre. Influence-t-elle Hartung qui s’éloigne alors un temps de l’abstraction pour représenter des têtes ? Peut-être… Lorsque Julio Gonzalez retourne à Paris en 1941, Roberta ignore qu’elle ne reverra jamais ce père si aimant et attentif, qui l’a tant soutenue dans sa création. Il meurt subitement, quelques mois plus tard. Roberta est effondrée. D’autant plus que bientôt, Hans passe en Espagne. Quand elle le retrouve, à la fin de la guerre, il a perdu une jambe, suite à une blessure sur le champ de bataille… Si la guerre est finie, enfin, l’heure n’est guère à l’allégresse. En 1951, alors que Roberta accompagne Hans en voiture pour changer la prothèse pour sa jambe, le couple est victime d’un accident de voiture. Roberta est hospitalisée, victime d’une commotion cérébrale. Son état « était inquiétant. Elle ne parlait pas, ne reconnaissait rien ni personne. Elle était devenue totalement amnésique. Après quelques semaines, lorsqu’elle se remit à parler, mon angoisse s’accentua : elle semblait avoir perdu la raison », se souviendra Hartung. Au bout de deux mois, Roberta semble néanmoins aller mieux. « Au fond nous avons encore de la chance. Nous serons contents de rentrer à Paris et de pouvoir travailler de nouveau », écrit Hans dans une carte postale. Mais le couple bat de l’aile. Hans a repris une correspondance avec sa première femme, Anna-Eva Bergman. Il la retrouve à l’occasion de la rétrospective que le Musée d’art moderne de la ville de Paris consacre à Julio Gonzalez en 1952. Roberta comprend bientôt qu’ils ont renoué une relation. Elle et Hans divorceront quatre ans plus tard. « Si tu m’avais quitté pour une autre femme, j’aurais refusé », dit avec élégance Roberta à Hans, « mais puisque c’est pour ta première femme, je ne peux que m’incliner ».
Si, dans sa douleur, Roberta cesse alors d’écrire pendant de longues semaines son journal intime, elle noue avec Hans et Anna-Eva une amitié qui durera jusqu’à sa mort. « Hans a véritablement aimé Roberta, et conservé des œuvres d’elle – notamment l’un de ses chefs-d’œuvre, que nous exposons à la Fondation », souligne Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hartung-Bergman à Antibes. Car Roberta rebondit, et poursuit sa recherche artistique. Si elle continue de peindre des personnages féminins au regard expressif et mélancolique – comme sa Tête angoissée, exposée au Centre Pompidou –, la figure de l’oiseau, alter ego de cette artiste qui aime les animaux, probablement végétarienne, fait son apparition sur ses toiles. Elle cherche alors à faire la synthèse entre figuration et abstraction lyrique. « Consciente d’une dualité dans le monde, elle se passionne pour la synergie des contrastes, et en fait le fil conducteur de son œuvre de maturité », observe Amanda Herold-Marme. Elle introduit dans son vocabulaire plastique des soleils, des lunes, des masques, des flèches, des figures géométriques, et des plages colorées, en même temps qu’elle dessine et fait construire au tournant des années 1950 et 1960, à Bormes-les-Mimosas, une maison atelier d’une blancheur éclatante, très épurée, inspirée de l’architecture méditerranéenne et des principes de Le Corbusier… De santé de plus en plus fragile, sentant au fil des ans sa mémoire, sa raison et ses forces vaciller, elle réalise, en 1969, une encre de chine, aujourd’hui conservée à la Fondation Maeght, intitulée Ils la cherchèrent longtemps et puis la trouvèrent dans la Lune, et en 1975, quelques mois avant sa mort, une toile aux couleurs flamboyantes, évoquant Le Cri de Munch. Comme un ultime chant à la terre, à laquelle elle retournera bientôt…
À travers une exposition inédite, le Centre Pompidou nous invite pour la première fois à découvrir l’œuvre de Roberta Gonzalez, à travers une vingtaine de pièces de sa collection –peintures, dessins, livres illustrés, objets d’art et pièces d’archives –, accompagnés de quelques œuvres du père de l’artiste, Julio Gonzalez et de Hans Hartung, qui fut son mari. Les œuvres exposées sont majoritairement issues d’une donation de tableaux et dessins des ayants droit de l’artiste, Philippe et Isabelle Grimminger. Ces dernières viennent compléter les œuvres de Roberta Gonzalez déjà présentes dans les collections du musée, le Nu mélancolique, acquis pour le compte de l’État en 1952, ainsi qu’un dessin sans titre.
« Roberta Gonzalez »,
Musée d’art moderne, Centre Pompidou, place Georges Pompidou, Paris-4e.
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Roberta Gonzalez, une peinture d’ombre et de lumière
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Roberta Gonzalez, une peinture d’ombre et de lumière