Artiste émergeant avec les années 1960, où il s’affilie, partisan du « Tout est art », au mouvement Fluxus, Robert Filliou soumet sa créativité euphorique à un programme tout ce qu’il y a de ciblé : fonder, selon ses termes, une « économie poétique » faisant de l’art l’occasion d’une création enjouée, un acte de libération vitale, un outil du rapprochement social. Son influence, pour cette raison et quelques autres (le goût pour les médiums pauvres, le travail en devenir, l’atelier participatif...), ne cessera de grandir, au point d’en faire un des pionniers de la création plastique contemporaine.
L’art du XXe siècle, en large part, se définit par les notions d’attitude et d’événement. L’attitude ? L’artiste intervient en personne sur la scène de l’art, il y joue sa vie. L’événement ? L’œuvre d’art, plus qu’un objet fini, est le résultat d’une démarche déployée dans le temps, expérimentale et non programmée. Robert Filliou incarne à merveille l’adhésion à ces deux courants, à sa manière propre. Lui entend bien, dans la foulée, user de l’art comme d’une plate-forme de créativité élargie. Chacun, estime-t-il, doit exploiter son « génie », que bride l’exercice de la vie courante. Plus faire de l’artiste un laborantin de la poésie opérant de toutes les manières possibles et imaginables, au risque du loufoque.
Résistant durant la Seconde Guerre mondiale puis manœuvre chez Coca-Cola aux États-Unis, diplômé en économie politique avant de devenir fonctionnaire aux Nations unies (jusqu’à sa démission en 1954), Robert Filliou entreprend sa carrière artistique durant les années 1950 avec pour compagnons Dieter Roth, Emmett Williams et Daniel Spoerri, bientôt tous réunis dans Fluxus. À l’écriture de scénarios et de pièces de théâtre, il conjoint la pratique de la « poésie-action », du mail art et de la performance (Treize manières d’utiliser le crâne d’Emmett Williams). Ses travaux plastiques, le plus souvent, prennent la forme d’assemblages hétéroclites (objets divers, textes…) toujours corrélés à un constat instantané : Un poète 22 choses mal faites de haut ; La dernière fois que je me suis senti triste… La prédilection de Filliou pour un art réactif explique leur caractère peu péremptoire, plus leur légèreté matiériste. Carton, bois, ficelle, objets récupérés et agencés à la va-vite, dans la manière d’un Kurt Schwitters, forment ici le vocabulaire de base. L’œuvre type de Filliou, ainsi, est le plus souvent bricolée (jusqu’au bien nommés Briquolages des années 1980, recourant… à des briques), et invariablement non emphatique.
Autre donnée essentielle de la création selon Robert Filliou : l’expansion. L’art doit sortir de ses cadres traditionnels, atelier comme galerie, il lui faut aussi élargir son rapport au public (l’artiste forge le concept d’autrisme, appelé à une riche postérité). En 1962, Filliou crée dans cette logique la Galerie légitime : le siège en est sa casquette et ses expositions, on le devine, sont itinérantes… En 1963, il décide avec Joachim Pfeufer la création d’un « centre de la Création permanente », le Poïpoïdrome, véritable œuvre manifeste et travail in progress d’ailleurs toujours en chantier exploitant spontanéisme, innocence et imagination. La Création permanente ? Elle institue ici la poésie, prise au sens étymologique de « création », reine du jeu artistique et facteur central d’existence, celle de l’artiste, celle aussi de tout un chacun. Outre la participation des tiers à la réalisation de l’œuvre, elle suggère encore l’inutilité de la compétence, que remplacent l’envie, le désir créatif. Ainsi peut prévaloir, toute hiérarchie niée, le fameux Principe d’équivalence codifié par l’artiste. « Pas fait » ou « Mal fait » importent autant que le « Bien fait ». L’intention d’abord, la pulsion à l’œuvre.
Toute création, pour Robert Filliou, doit viser l’apaisement des tensions : celles du soi, celles de la collectivité. Créer ? Ce n’est pas tant ajouter au monde que rétablir celui-ci dans l’état d’un vivre-ensemble harmonieux, apollinien, qui verra en bout de course l’unité resplendir. Filliou, dans cet esprit, présente en 1970, à Aix-la-Chapelle, Liège et Maastricht, le projet COMMEMOR, Commission Mixte d’Échange des Monuments aux Morts (ill. 5) : celui-ci consiste à installer chez l’ennemi d’hier son monument aux morts à soi, et vice versa. Une même sollicitation à la paix perpétuelle – ce projet que formait déjà Kant, à l’âge classique – est implicite dans le Drapeau conçu pour enjamber les frontières (1972), dont le titre est à lui seul un programme, une incitation à la détente internationale. Les symboles n’acquérant de valeur que fondés sur des actes concrets, Filliou met aussi en place sa République géniale, un projet né de discussions avec le public lors de diverses expositions. Pas de territoire délimité (le premier arpent en est le minibus Volkswagen de l’artiste), c’est une succession d’actions, de moments d’atelier et de rencontres fortuites qui fixent les limites de ce pays mental ouvert à toutes les bonnes volontés créatrices. À Amsterdam, en 1971, une salle du Stedelijk Museum est ainsi décrétée « Territoire de la République géniale » (ill. 2). L’exposition, quatre semaines durant, y est réalisée en commun par l’artiste et le public de passage.
La dimension relationnelle de l’art de Filliou n’est pas seulement factuelle, parce qu’alors dans l’air du temps (le GRAV, en 1966, a organisé pour le public parisien une « Journée dans la rue » ; Roelof Louw, aux Arts Lab de Londres, en 1967, offre des oranges aux visiteurs d’une de ses expositions, etc.). Elle est aussi consubstantielle à une œuvre dont les référents sont l’échangisme esthétique et moral, la proximité, le travail collectif. L’ouverture en 1965 avec George Brecht, à Villefranche-sur-Mer, dans le midi de la France, du magasin-atelier « La Cédille qui sourit » (ill. 1) s’inscrit dans ce plan agrégatif. Lieu d’exposition et de vente des travaux de l’artiste, La Cédille qui sourit – autre « centre international de Création permanente » – est aussi un lieu de réunion, de confrontations amicales. Dispositif d’essence micropolitique dont l’offre matérielle et symbolique, sans doute, ne touche qu’un cercle restreint, ce magasin d’artistes n’en acquiert pas moins valeur d’exemplarité, à l’instar de la
Factory de Warhol, quoique pour des mobiles différents (la création inventive dans un cas, la production dans l’autre). La vocation de l’art, moins que la quête de la forme ou celle d’un absolu esthétique idéalisé, c’est de rendre l’idéal possible ici et maintenant, et gage de fusion sociale.
Entre maints sujets d’intérêt, qu’il annexe à l’art selon le mode alors en vogue, connexionniste en diable, de l’intermédia (la cosmologie, la génétique, les sondages, la télévision…), Robert Filliou avoue une autre passion, la pédagogie. L’artiste, à l’instar de Joseph Beuys qu’il côtoie alors, multiplie cercles de paroles et conférences. Cette propension à la transitivité incarnée, dont témoigne son ouvrage Teaching and Learning as Performing Arts (1970), institue l’artiste comme témoin mais aussi comme conscience de son temps. Nombre de réalisations de Filliou, de la sorte, vilipendent la guerre, le commerce des armes, la violence économique. Son enseignement, assurément, ne produit aucun de ces principes rigides qu’engendre par nature la rationalité. Son imparable coefficient de poésie le gauchit-il dans le sens d’une bonne blague, il nous en dit toutefois au moins autant sur le monde vrai que les experts. Non que l’art soit vérité, à l’inverse du point de vue heideggerien. Il est proposition, plutôt, une proposition chez Filliou toujours optimiste, revenue du sentiment tragique de la vie. Reste à interroger, du coup, la problématique centrale parcourant l’œuvre de l’artiste, celle de l’utopie, une utopie versée dans son cas à l’exaltation des valeurs du génie (partagé), de la liberté (pour tous) et de la communion laïque (la république). Filliou, de ce point de vue, est sans conteste tributaire de son époque, celle de mai 1968 et de l’espoir révolutionnaire, celle aussi des « grands récits » du progrès et de la foi dans l’humanité comme agents de positivité, de paix et de bonheur. Sa conversion en fin de vie au bouddhisme, à cet égard, n’est pas sans illogisme : une pédagogie de la paix universelle et de la conjonction des matières.
Eins. Un. One., 1984 : au Sprengel Museum de Hanovre, Robert Filliou expose en vrac, après les avoir jetés en l’air, des centaines de dés multicolores (ill. 6). Sur chaque face de ces dés, un seul chiffre, le un. Le monde n’est plus complexité et désordre, il se résume à un être unifié et homogène, sans plus de tensions, d’oppositions ou de conflits. Tout y fait somme, et rien division. I have a dream.
« Robert Filliou, génie sans talent » se tient jusqu’au 28 mars, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 6,5 et 3,7 euros. VILLENEUVE-D’ASCQ (59), musée d’Art moderne Lille-Métropole, 1 allée du musée, tél. 03.20.19.68.68, www.nordnet.fr/mam
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Robert Filliou, pour une création permanente
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Robert Filliou, pour une création permanente