Le 20 janvier, le père des Indégivrables, ces manchots qui nous renvoient depuis quinze ans les travers de notre société, claquait la porte du Monde, après que le journal se fut désolidarisé de l’un de ses dessins sur l’inceste face à la pression des réseaux sociaux.
D’où vient le dessin chez Xavier Gorce ? Difficile, pour lui, de le dire, mais il est là. Après une première formation dans un atelier d’art privé, Xavier Gorce (né en 1962) intègre après le bac la faculté des arts plastiques de la Sorbonne, Saint-Charles, où il se familiarise avec la diversité de la création. L’aventure dure deux ans, sans le satisfaire pleinement. Ce qui le passionne, c’est la pratique traditionnelle du dessin et de la peinture qu’il ne trouve pas à la fac. Alors, l’étudiant suit des cours du soir d’anatomie et de calligraphie, « dont le travail de l’épure, du noir et du blanc, [le] passionne ». Déjà. S’il réfléchit un temps à s’orienter vers la bande dessinée, Xavier Gorce comprend que la narration l’intéresse moins que le graphisme. « L’exercice de passer de l’image au texte et du texte à l’image me frustrait un peu », reconnaît Gorce, dont l’œil est de plus en plus séduit par les dessins de Mœbius et de Fred. La puissance de l’image unique, du trait, alliée à un intérêt croissant pour l’actualité le conduisent donc au seuil des portes du dessin de presse. « Transmettre une idée dans un dessin me plaisait de plus en plus. J’étais fasciné par Topor, André François, Tomi Ungerer… ces “peintres” de la presse. » C’est ainsi que Xavier Gorce fait ses armes pour Témoignage chrétien, La Grosse Bertha (où se retrouvent les stars du premier Charlie Hebdo) puis, sans transition, pour Okapi et Phosphore, pour lesquels il réalise des photomontages, pour Elle aussi, avant d’arriver au Monde interactif, en 2002.
Trois coups de crayon nerveux, deux pour le corps et un pour le bec, rehaussés d’un coup de pinceau pour donner de l’épaisseur au personnage… Les Indégivrables se réduisent à leur plus simple expression graphique, dans une économie de moyens proche de celle de l’idéogramme – un signe apparemment simple porteur d’un message complexe. Les Indégivrables naissent du crayon de Xavier Gorce en 2005. À cette époque, la série animalière en trois cases que le dessinateur réalise pour la newsletter du Monde s’épuise. « Ce strip devenait un peu trop décalé par rapport à l’actualité. J’éprouvais le besoin d’avoir des personnages plus “humains”… » C’est ainsi qu’apparaissent ces manchots extrêmement bavards et impertinents, à la silhouette vaguement humaine, coincés sur un morceau de banquise à la dérive. Si l’on en croit Bergson, le rire naîtrait « du mécanique plaqué sur du vivant ». Chez Les Indégivrables, le « mécanique » se loge dans la raideur de cet oiseau inapte au vol, et le « vivant » dans leur bêtise proprement humaine. « Ils l’ont choisi comment, le nouveau pape ? », demande un volatile peu après l’élection de Benoît XVI en 2005. « C’est le fils du précédent », répond un congénère, qui précise dans une case suivante : « Spirituel ». La sexualité des prêtres, la pédophilie dans l’Église... Les Indégivrables frappent fort. Ils visent – souvent – juste et font rire jaune, même lorsqu’ils prennent la voix de Jonathan Lambert, en 2013, pour une courte série de dessins animés produite par France Télévisions.
Plus philosophiques dans leurs jeunes années, les manchots s’impliquent davantage dans les débats de société à mesure qu’ils vieillissent, jusqu’à prendre position contre le mouvement de protestation des Gilets jaunes, en 2018. « Dès le départ, le côté poujadiste du mouvement m’a gêné, explique Xavier Gorce ; dans sa façon de prendre possession des ronds-points et d’obliger les automobilistes à brandir leur gilet jaune. » Ce qui fait dire à l’un de ses manchots dans un dessin non publié par Le Monde : « C’est pratique, cette auto-signalisation des troupeaux d’abrutis. » Lorsqu’on lui reproche de s’attaquer au faible, Plantu prend immédiatement sa défense : « Regardez les dessins de Xavier Gorce ! C’est son boulot de “taper” sur les puissants. Mais il tape aussi sur ceux qui essayent de transformer notre petite cervelle pour nous dire comment il faudrait penser. » Résultat, Xavier Gorce déclenche les foudres des réseaux sociaux, ayant tendance à jeter de l’huile sur le feu à la fin de l’orage. « Le côté polémique et combatif n’est pas pour me déplaire », admet Xavier Gorce, qui ne désarme jamais sur son compte Twitter. « J’attends que ça se calme dans la classe et je donnerai quelques clés aux cancres pour comprendre le sens du dessin. S’ils peuvent comprendre quelque chose », poste ainsi le dessinateur le 19 janvier, après les violentes réactions de la twittosphère à son dessin sur l’inceste. Pourquoi ? « Je pense avoir raison, même si je ne prétends pas avoir raison ! » Nuance.
Sous la banquise se déploie un continent entier de peintures et de dessins décorrélés de l’actualité. Parallèlement à son métier de dessinateur de presse, Xavier Gorce prend en effet volontiers le pinceau et le crayon pour peindre des ciels, dessiner un nu ou des arbres, sur le motif ou d’après photos. « J’ai besoin de cette pratique, elle est indispensable pour moi », confesse le dessinateur, qui regrette de ne pas trouver davantage de temps pour s’adonner à sa passion. « Dans le dessin de presse, je dois travailler l’idée avant de prendre mon crayon. Lorsque je dessine un arbre, un nu…, c’est l’inverse. Or, ce moment où ma main surprend mon œil est jouissif », poursuit l’illustrateur. « Prolongement de [son] métier de dessinateur », cette pratique lui offre la liberté qu’il délaisse dans le dessin de presse, où le dessin se met nécessairement au service de l’idée. Dans sa série des Nuages peinte récemment, « c’est comme avec la calligraphie chinoise, c’est le rythme et les contrastes qui m’intéressent », comme le fait d’« aller à la limite de l’abstraction tout en travaillant la lumière ». Xavier Gorce dit d’ailleurs être émerveillé par le fait qu’une suite de traits et de taches puisse évoquer quelque chose, quelqu’un. « J’aime qu’un tableau m’emmène, me fasse voyager, qu’il ne se donne pas immédiatement ; lorsque c’est moi qui “le fais” en le regardant. Alors j’essaye de transmettre cela dans mes peintures. »
« Mon plus grand plaisir, quand je ne dessine pas, c’est d’aller voir des expositions », au Centre Pompidou, au Grand Palais, au Petit Palais, où la programmation XIXe touche particulièrement Xavier Gorce. « Le XIXe est un siècle très intéressant. Il est à la fois le siècle d’une société très cadenassée, très codifiée, et celui de gens qui bousculent les choses. Comme si dans les sociétés les plus corsetées la création trouvait finalement le plus d’espaces de liberté », poursuit le dessinateur. Celui qui a plusieurs fois travaillé avec l’oulipien Hervé Le Tellier (Guerre et plaies,Les Opossums célèbres, Cités de mémoire) sait bien que les contraintes peuvent déterminer la liberté.
Lorsqu’on lui demande quels sont ses artistes préférés, Gorce sort de sa poche son téléphone portable dans lequel son « panthéon personnel » est archivé : « Je photographie les artistes que j’aime bien pour les regarder de temps en temps ; pour m’aider aussi à résoudre les problèmes plastiques que je peux rencontrer dans ma propre peinture. » S’y trouvent, dans le désordre, Picasso (« surtout les dernières peintures »), Per Kirkeby, Alechinsky (« bien sûr ! »), Baselitz, Kiefer, Garouste, Barceló (« aussi »). Son panthéon est décousu : « J’aime beaucoup Corot pour ses lumières, De Kooning pour sa gestuelle, Frans Hals pour le toucher », sans oublier le Goya des peintures sombres, « celles où l’on voit le geste, la matière ». Xavier Gorce est fasciné par le geste, sans doute parce qu’il est convaincu que « dans le premier jet d’un artiste, on voyage davantage que dans un tableau fini ». « La librairie du Centre Pompidou est le reflet de son activité. Les bibliographies proposées se rapportent aux expositions, conférences, débats, spectacles et films programmées. Le succès des expositions BD, organisées par la BPI, nous a amenés à développer le rayon BD, et la demande du public, les livres techniques pour apprendre à dessiner, peindre… Le rayon Dessin s’est quant à lui agrandi et le rayon Street Art, inexistant auparavant, a été créé il y a deux ou trois ans. Nous organisons par ailleurs beaucoup de rencontres et de dédicaces, à la différence des autres librairies de musée. C’est Pierre Soulages, qui n’avait jamais été sollicité pour faire des dédicaces, qui a inauguré ces séances. »
On peut ne pas aimer ce dessin. Cela ne vaut pas un torrent d’insultes. La promptitude avec laquelle Le Monde a lâché Xavier Gorce, cette époque qui s’offense de tout, du crime comme de son commentaire, finira par nous faire croire que rien n’est grave. Puisque tout l’est. Caroline Fourest sur Twitter, le 20 janvier 2021
Le dessin de presse possède de multiples formes. Moi, je ne cherche pas nécessairement à faire éclater de rire à chaque dessin. Ce que je cherche à faire, c’est de soulever dans l’actualité les choses absurdes de notre monde actuel. Tout mon travail est orienté vers cela. Si cela fait sourire intérieurement et pas nécessairement éclater de rire, c’est bon, cela me suffit. Xavier Gorce sur France Inter,le 21 janvier 2021.
Et si on riait […] ? Je m’excuse également auprès de toutes les personnes exclues d’office de cette notion par nature : les pisse-froid, aigris, dogmatiques, étriqués, coincés du cul, intégristes, peine-à-jouir, rabat-joie, tristes sires, mauvais bougres, casse-bonbons, fâcheux, emmerdeurs…Xavier Gorce sur Twitter,le 24 janvier 2021.
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Qui est Xavier Gorce ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Qui est Xavier Gorce ?