Commissaire de la manifestation bordelaise Evento, l’artiste Michelangelo Pistoletto, qui fut l’un des fondateurs de l’Arte povera, ancre l’art dans la société. Portrait d’un passeur humaniste.
Malgré son âge canonique, l’artiste italien Michelangelo Pistoletto n’a rien d’un commandeur désabusé ressassant ses faits de guerre dans un long soliloque. « La flamme est toujours aussi vivace », souligne la collectionneuse italienne Giuliana Setari, présidente de la fondation Cittadellarte à Biella (Italie). « Il a une énergie inépuisable, et une générosité qui s’exprime dans l’attention et l’écoute qu’il met dans chaque rencontre. »
Pour le commissaire de la prochaine édition de la manifestation Evento à Bordeaux, l’artiste n’est pas un producteur de formes célibataires et stériles. Il se poserait plutôt en boussole, en une « Liberté guidant le peuple ». Ancré dans la réalité, Pistoletto enregistre les pulsations du monde, en anticipe les modulations. Son œuvre Anno Bianco (1989) fut ainsi prémonitoire de la chute du mur de Berlin. Longtemps, il fit rouler des sphères dans les rues de Turin, métaphore des roulis et tournis de l’actualité, mais aussi du hasard auquel on tente de conférer un but. « Michelangelo pense plus loin qu’une simple exposition, plus loin qu’une logique du monde de l’art. Il pense à l’échelle de la société, affirme le commissaire d’exposition Hans Ulrich Obrist. C’est un grand sculpteur social, comme l’a été Joseph Beuys. Il a sculpté des œuvres tout en essayant de sculpter la réalité. Un artiste qui a beaucoup de territoires comme lui pourrait perdre sa concentration. Lui n’a jamais dévié de son focus. »
Dimension spirituelle
La vie de Pistoletto sera toujours marquée par le double signe du passé et du futur. Le père, restaurateur de tableaux à Biella, transmet à son fils les techniques traditionnelles du dessin et de la fresque. Tandis que sa mère l’inscrit dans une école de graphisme publicitaire dirigée par Armando Testa. Pistoletto y découvre l’art moderne, avant de diriger lui-même pendant deux ans une agence publicitaire. Son destin bascule en 1958. Pistoletto envoie au Premio San Fedele le portrait d’un personnage grandeur nature qui remportera le premier prix et sera acheté par la galerie Galatea (Turin). Vers 1960, l’artiste développe des fonds d’or, d’argent, de cuivre et de noir lui permettant de se réfléchir. Il abandonne peu à peu les oripeaux de la subjectivité, comme le trait de pinceau, et s’oriente vers l’acier poli, sur lequel il appose une image photographique.
Une façon astucieuse de résoudre l’aporie entre la figuration et l’abstraction. « Le spectateur se reflète, il est devant et dans un tableau. Il retrouve sa vie et celle des autres. C’est une libération, la possibilité de reconnaître et se reconnaître », précise-t-il. La dimension spirituelle de ses miroirs entamés en 1962 n’est pas sans rappeler celle des fonds d’or des primitifs italiens. Déclinés à l’infini, voire cassés comme à la Biennale de Venise en 2009, les miroirs agissent en témoignages des étapes de la vie de Pistoletto, lieux de convergence du passé et d’un présent en devenir. « J’aime me sentir présent dans le miroir, non parce que je me regarde, mais parce que je fixe quelque chose, confie-t-il. Il n’y a plus un seul moment, mais l’épaisseur d’une vie. » Certains critiques se sont empressés d’annexer ces œuvres au pop art, mouvement défendu par Ileana Sonnabend et Leo Castelli, les galeristes de Pistoletto.
Or le miroir, dont la source puise plus dans l’histoire de l’art italien que dans la révolution industrielle, revêt une dimension existentialiste et philosophique. « Ses miroirs ne relèvent pas de la célébration ou de la critique, mais d’une méditation sur la position de l’homme dans la société, insiste Carlos Basualdo, conservateur au MAXXI à Rome. Ce que Pistoletto a emprunté à l’expressionnisme abstrait, c’est le sentiment de pouvoir du sujet. Et ce qui vient du pop, c’est l’approche objective de la réalité. » « J’étais le seul Européen dans cette situation de glorification américaine, rappelle l’intéressé. Je devais ou émigrer, ou trouver la culture présente en moi. » Ce que Pistoletto fera avec le mouvement de l’Arte povera, donc il est l’un des fondateurs. Plus que de groupe, mieux vaut parler d’attitudes communes, d’une « écologie de la pensée », et de refus du superflu.
Développements scéniques
Visuellement d’une grande simplicité, les œuvres de l’artiste italien se révèlent toujours à double, voire à triple fond. Ce d’autant plus qu’elles jouent sur la durée, à l’instar des Stanze, réalisées sur les douze mois de l’année 1975 à la galerie Christian Stein (Milan), et d’Anno Bianco, datée de 1989. Une durée de plus en plus tendue vers l’infini, ouvrant la voie en 2003 au concept de « Terzo Paradiso » (« troisième paradis »), dont le symbole sera précisément le signe mathématique de l’infini. « L’être humain s’est détaché de la nature en se créant un paradis artificiel. Le troisième paradis, c’est le passage vers une dimension humaine nouvelle, capable de mettre en connexion les paradis artificiel et naturel », résume l’artiste. À la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », celui-ci entend substituer la trilogie « proximité, diversité, durabilité ». Avec les Objets Minus conçus en 1965, Pistoletto soulignait le passage entre le possible et le réel. « L’univers est chargé de possibilités. Mais à chaque action, il y a une possibilité en moins, explique-t-il. C’est une énergie qui ne se produit qu’une fois, pour toujours. C’est l’expression de la différence. » De la différence entre les objets à celle entre les personnes il n’est qu’un pas, qu’il franchit avec le groupe Zoo. Active de 1968 à 1971, cette « cage aux fauves » composée de poètes, comédiens et acteurs se fera connaître par des actions de rue à travers l’Italie, à la manière des comédiens ambulants et des troubadours. Participation et collaboration forment le credo de Pistoletto.
Si ses œuvres n’ont pas pris une ride, tel n’est pas le cas de ses pièces de théâtre, notamment Anno Uno, Terzo Paradiso (1981), que la foire turinoise Artissima avait réactivée voilà deux ans. Le dispositif scénique et la gestique proche des opéras de Luciano Berio ne manquaient pas d’intérêt. Mais le texte, mixant mélopées bibliques, chœur de théâtre grec et phraséologie révolutionnaire, apparaissait terriblement daté.
On peut s’interroger sur l’empreinte réelle du plasticien sur les artistes actuels. Bien que son influence soit perceptible chez certains créateurs comme Martin Kippenberger, Fischli & Weiss, ou même Thomas Schütte, Pistoletto est sans doute moins regardé sur le plan formel qu’il n’est considéré comme un modèle éthique. « Au début, Pistoletto parlait de «responsabilité», un mot qui faisait peur aux artistes, qui sonnait comme une morale alors que les créateurs veulent une autonomie. Et maintenant, en temps de crise, il est clair que tout le monde doit prendre ses responsabilités », assure Luigi Coppola, directeur artistique délégué d’Evento. D’après Giuliana Setari, Pistoletto est « un Maestro, dans le sens le plus noble du terme, parce qu’il incarne l’idée d’un point de référence, d’un repère ». Beaucoup d’idées qu’il a énoncées très tôt sont désormais actuelles au point que la Ville de Paris a choisi comme visuel pour sa dernière Nuit blanche son œuvre-slogan Love Difference.
L’art de la transmission
Pistoletto s’est aussi imposé en symbole du rapprochement des peuples méditerranéens, en créant il y a trois ans à Strasbourg le « Parlement culturel de la Méditerranée ». Ce qui aurait pu passer pour une vieille lune s’est imposé au fil des ans comme une utopie réalisable, cimentée dans « Cittadellarte », créée en 1998 à Biella. À la fois laboratoire et ville-citadelle, cette fondation lui permet d’actualiser et de peaufiner sa pensée, au contact notamment de jeunes commissaires. « Il croit dans le passage générationnel, il aime travailler avec les jeunes pour prendre et donner, pour continuer à être actif dans sa tête, souligne Luigi Coppola. Il aime l’équipe, l’idée de travailler avec trente à quarante personnes. »
Evento permettra à l’artiste de transposer grandeur nature dans une ville corsetée la philosophie de Cittadellarte, et ses notions de « Ré-évolution urbaine » et de « Chantier des savoirs partagés ». Pour Pistoletto, le peuple a plus appris jusqu’à présent à s’opposer qu’à proposer. À l’inverse de la révolution, qui n’induit pas nécessairement de capacité d’organisation, la « ré-évolution » suppose de changer le monde en choisissant les bons outils. S’il aime transmettre, Pistoletto n’entend pas contrôler. « Le «troisième paradis» n’est pas une idée encadrée, précise-t-il. Je n’en suis pas l’auteur, nous le sommes tous. » L’exposition organisée cet été au MAXXI à Rome s’appelait d’ailleurs opportunément « Da Uno a molti » (« Du singulier au pluriel »).
1933 Naissance à Biella (Italie)
1962 Premiers Miroirs
1967 Fondation du mouvement de l’Arte povera
1975 Les Stanze
1989 Anno Bianco
1998 Création de la fondation Cittadellarte
2011 Exposition « The Mirror of Judgement » à la Serpentine Gallery, à Londres ; commissaire d’Evento à Bordeaux(6-16 octobre)
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Portrait - Michelangelo Pistoletto, artiste
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €En savoir plus sur Michelangelo Pistoletto
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°353 du 23 septembre 2011, avec le titre suivant : Portrait - Michelangelo Pistoletto, artiste