Art contemporain

Portrait : Ben

En cinquante ans de gestes et d’écrits, Ben s’est taillé une place de polémiste et de pitre. De l’insoutenable légèreté de l’être

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 3 mars 2010 - 1554 mots

À l’honneur au Musée d’art contemporain de Lyon, l’artiste Ben s’est taillé une place d’amuseur et de polémiste.

Autrefois, les rois avaient leur bouffon ou leur fou. Aujourd’hui, le milieu de l’art a Ben Vautier, alias Ben. Un artiste qui, depuis cinquante ans, remplit son contrat de bateleur. L’amuseur public, auquel le Musée d’art contemporain de Lyon rend hommage jusqu’au 11 juillet, n’en finit pas de rabâcher les mêmes obsessions, le sexe et bien sûr l’angoisse de la mort. Car, derrière les gags, se nichent le tragique et la métaphysique. Ben est un clown blanc qui broie du noir, comme l’indique le titre de sa dernière exposition à la galerie Templon, à Paris : « Ils se sont tous suicidés ». Déjà, en 1970, il avait créé un paravent sur lequel était inscrit : « Ben vous confessera, puis après ici derrière, vous pourrez vous suicider. »

Six ans après, il produisait Advice for how to shoot yourself. Éloge vivant de la contradiction, Ben cultive une parole déferlante, torrentielle et expiatrice, et une pensée construite sous forme d’équations. Il n’est qu’à se pencher sur son site Internet pour voir à quel point la clarté coexiste avec la logorrhée, les ragots avec une conscience politique aiguë. Directeur du département du développement culturel au Centre Pompidou, à Paris, Bernard Blistène le dit bien : « C’est un homme d’une incroyable précision, d’une rigueur d’archiviste, d’une pensée classée, ordonnée. » L’artiste est le gardien fidèle de la mémoire du mouvement Fluxus, l’un des derniers capables de débroussailler la constellation menée par George Maciunas.

Verve méridionale
En écoutant parler Ben, on pense un peu à Boby Lapointe. Sauf que son accent indéfinissable porte aussi bien les réminiscences occitanes maternelles, que les différents territoires parcourus depuis sa naissance à Naples, de la Suisse à l’Égypte en passant par la Turquie. Cet homme, tout en verve méridionale, aime se présenter comme un petit entrepreneur, un brocanteur. C’est d’ailleurs comme disquaire à Nice qu’il commence sa carrière. Une boutique où il clouera sur les murs tout et n’importe quoi, et qui deviendra le lieu de rencontre de l’école de Nice.

Il commencera au début des années 1960 à signer à la chaîne tout ce qui ne l’a pas été, dans un esprit d’appropriation. Deux ans plus tard, il rencontre Maciunas qui l’invite à rejoindre le groupe Fluxus. « Au début, je voulais être nouveau réaliste, rappelle-t-il. Puis je découvre John Cage et Fluxus. Je pense alors que le Nouveau Réalisme est trop dans la production, du style quinze accumulations, dix compressions. » On mesure le paradoxe, puisque Ben n’aura de cesse de produire lui-même une œuvre très prolixe, à la croisée de l’écriture, avec cette graphie enfantine reconnaissable entre mille, et de la performance. La vie quotidienne est pour lui un lieu d’art à part entière, qu’il explore avec son « théâtre total » et ses gestes.

En 1969, il se tape la tête contre les murs et, en 1972, il expose un verre contenant son urine. En 1963, lors du festival Fluxus à Nice, il reste assis avec une pancarte sur laquelle est inscrite « Regardez-moi cela suffit ». Son travail dissèque ainsi très tôt la question de l’ego et traque une certaine vérité. « On est tous des putes, tous égocentriques. Lorsqu’un artiste peint, c’est pour les autres, pour faire le beau, être vu, admiré », confie-t-il.

Malgré les apparences, l’ego de Ben est plus affirmé que boursouflé, transparent que cynique. « Il y a des artistes spécialistes de la bande, d’autres spécialistes de la Shoah, moi je suis spécialiste de l’ego. Je dis : attention, l’ego est partout, il vous manipule », poursuit-il. Son goût du soliloque et de la harangue se retrouve dans sa newsletter, diffusée par fax puis courriel depuis 1958, et dans laquelle il livre ses pensées sur l’art et la politique.

Étrangement, l’importance de Ben est bien mieux reconnue à l’étranger. Rappelons que Pontus Hulten, un Suédois, eut la riche idée d’acheter, en 1975, le « Magasin » de Ben pour les collections du Musée national d’art moderne, à Paris, dont il était le directeur. Sans doute parce que ses défenseurs étrangers n’ont pas subi son roulement de tambour constant ni ses toquades régionalistes et ethnistes. « Je ne peux imaginer Fluxus sans Ben. L’irrévérence, l’iconoclasme, la conscience politique… Tout ce qu’on apprécie dans les années 1960 est dans le travail de Ben, insiste l’historien américain Jon Hendricks, commissaire de la rétrospective à Lyon. Il a compris le pouvoir de l’humour et de l’art bon marché. »

Dérapages mercantiles
Ce compulsif l’a si bien compris qu’il s’est donné à cœur joie dans les produits dérivés. Ce merchandising tous azimuts, du T-shirt aux chaussettes en passant par les parapluies, a nettement écorné la perception de son travail en France. Le trublion s’est-il compromis ? « Je préfère dire qu’il s’est créé sa propre économie, objecte Philippe Vergne, directeur de la Dia Art Foundation, à New York. Certains compromis se font au quotidien et tout le monde passe l’éponge. Ben, lui, fait les choses en transparence. Son idée est que tout le monde puisse en profiter. Ce n’est pas du bon ou du mauvais goût, mais du petit goût, c’est de l’art modeste, qui devient intéressant si on le regarde du côté du Folk Art. » Pour Daniel Templon, galeriste parisien, « Ben ne joue pas le jeu du marché. Autrement, il ne produirait pas autant alors que d’autres se restreignent pour augmenter leurs prix. Il ne s’est jamais vendu facilement et vaut moins cher que d’autres artistes. » Reste que ses dérapages mercantiles et ses polémiques, ou peut-être tout simplement son côté populaire, ne lui ont pas rendu service.

Ses rétrospectives françaises ne se sont déroulées que dans des musées de province, au Musée d’art contemporain de Marseille en 1995 ou, aujourd’hui, à Lyon. Le purgatoire institutionnel est tel qu’il n’a même pas figuré dans la première édition, pourtant fourre-tout, de la manifestation « La force de l’art » en 2006. « Beaubourg, je l’aurai quand je serai mort, glisse l’intéressé. Je suis un jaloux, mais pas un aigri. Encore, je suis un jaloux repentant. J’aimerais mille fois mieux me prouver à moi-même que je suis important, et avoir une toute petite exposition, qu’obtenir une grande exposition et douter de moi autant que je doute. »

Mauvaise blague
Le propos de l’événement lyonnais est d’ailleurs de rappeler l’importance capitale de Ben dans les années 1960-1970 et son rôle de précurseur. « Quand on écarte le côté redresseur de tort, on se rend compte qu’il a réalisé des pièces essentielles, insiste Thierry Raspail, directeur du Musée d’art contemporain de Lyon. Quand il crée cette pièce, en 1964, où il hurle tous les soirs, Abramovic et Ulay le font dans les années 1970. Bien sûr, Ben en fait trop, mais toute l’œuvre de Picasso n’est pas non plus intéressante. Matisse entre 1930 et 1950 n’est pas celui de 1905 à 1911 ! » De fait, toute réévaluation implique de se pencher davantage sur une trajectoire que sur un corpus. « C’est l’un des rares artistes français qui ait été connecté à la scène internationale à la fin des années 1950, souligne Philippe Vergne. Ben a des hauts et des bas qu’il admet lui-même. Son vice et sa vertu, c’est l’absence de filtre. »

Cette absence de tamis est préjudiciable. Ses lapalissades font parfois chou blanc, ses bons mots ne font plus mouche. L’humour se transforme en mauvaise blague. Dans sa course-poursuite contre la mort, Ben s’est épuisé, lui qui rêvait à ses débuts de faire du nouveau. « À un moment donné, le nouveau devient vieux comme le monde. Je pédale dans la semoule, je tourne en rond. Mon exposition aurait pu s’appeler “Cul-de-sac” », dit-il avec ironie. « Jusqu’au bout il se battra et débattra avec lui-même, défend Bernard Blistène. Pour moi, tout ce qui compose Ben, son immense générosité, ses contradictions, cette vive intelligence, est resté intact. Mais est-ce que cela agit encore ? Cette place d’accusateur public, de Don Quichotte se battant contre des moulins à vent, est-elle encore audible ? Peut-être Ben est-il condamné à prêcher dans le désert. »

Si ses aphorismes tournent à vide, son œil, lui, perçoit encore les pulsations de l’art. Un regard sur sa collection personnelle, riche de quelque cinq cents pièces, notamment de Philippe Parreno ou de Pierre Joseph, prouve qu’il n’a pas lâché prise. Il avait déjà remarqué les peintres Robert Combas et Hervé Di Rosa, à l’orée des années 1980, et lancé le label de figuration libre, repris par le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel. « L’important, c’est que Ben a donné envie de créer, il a ouvert les yeux de beaucoup d’artistes, remarque Robert Combas. Il a décomplexifié le milieu de l’art français qui pensait que seuls les artistes américains et allemands étaient vendables. »

BEN EN DATES

1935 Naissance à Naples
1955 Crée le « Magasin » à Nice
1962 Vit quinze jours dans la vitrine de la galerie One à Londres ; rencontre George Maciunas, fondateur de Fluxus
1970 Exposition « L’art est inutile… », galerie Daniel Templon à Paris
1986 Commence ses éditions
1995 Rétrospective « Ben, pour ou contre » au Musée d’art contemporain de Marseille
2010 Rétrospective « Strip-tease intégral », au Musée d’art contemporain de Lyon, jusqu’au 11 juillet

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°320 du 5 mars 2010, avec le titre suivant : Portrait : Ben

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