Le New-Yorkais d’origine nigériane a contribué à donner une audience aux artistes de l’époque postcoloniale du continent africain avant d’être appelé à orchestrer des biennales dans le monde.
Il a le rire communicatif et le sourcil sérieux, les mains éloquentes d’un Vittorio Gassman, la carrure d’un Pelé et la nonchalance trompeuse d’un Obama. Il lui faut bien un combiné de tous ces talents : chers lecteurs, ayez une pensée pour Okwui Enwezor, il force l’admiration. Il s’est porté volontaire pour une mission de tous les dangers : faire revivre la Triennale d’art contemporain, déplacée du Grand Palais au squelette dinosaurien du Palais de Tokyo, à Paris.
Revivre ? Donner vie plutôt, tant les deux premières éditions de ce qui fut appelé « La Force de l’art » ont été malheureuses. Lancé à la va-vite au Grand Palais dans le plus grand désordre, dédié à la gloire de « l’art français », le premier essai [en 2006] fut une foire totale. Le second, [en 2009], à peine mieux. Ces tentatives peu concluantes, et le déficit financier aggravé par d’important frais annexes, faillirent faire sombrer une manifestation à peine née. Elle fut à deux doigts de disparaître.
Parmi les critiques adressées à l’événement, figure cette difficulté bien française à s’insérer sur un théâtre implacablement universel. Tous les commissaires étaient français. D’où l’idée, remitonnée Rue de Valois, de choisir cette fois un Nigérian. Pas vraiment quand même, disons un New-Yorkais d’origine nigériane. Ou peut-être un Munichois, dans la mesure où il vient d’être nommé à la tête du centre d’art de la capitale de Bavière. Enfin, un globe-trotter !, ce qui convient parfaitement à ce monde nomade de l’art contemporain dans lequel le pauvre journaliste perd tous ses repères, puisqu’il ne parvient plus à savoir où vit un curateur ou un artiste, qui peut avoir un atelier à Berlin et à Londres, sa galerie à New York et enseigner à Milan.
Faire à Johannesburg un « autoportrait de l’Afrique »
Enwezor a eu des débuts dans la vie qui ne pouvaient que l’aider à se retrouver à l’aise dans un milieu aussi cosmopolite. Au Nigeria, dans une famille multiconfessionnelle qui vivait de l’exploitation forestière, entouré de fortes femmes, il parlait trois langues vernaculaires, l’igbo, l’efik et le pidgin. « Je suis né après l’indépendance, dans un monde ouvert, où tout était possible. Nous n’avions peur de rien. On nous a donné le goût de l’aventure, avec le respect », raconte-t-il attablé à la cafétéria du Palais de Tokyo, le bâtiment qu’il va investir dans à peine cinq mois.
À 18 ans, le jeune Okwui s’est installé à New York, où il a découvert un multiculturalisme « impensable en France ». La « politique identitaire » est à la mode dans les universités. Se frayer une place par des écrits sur [Jackson] Pollock ou [Jeff] Koons ne semblait pas la meilleure idée, alors il s’est spécialisé dans l’art contemporain de son continent d’origine. Il a voulu ainsi « contribuer à donner un statut à ces créateurs de l’époque postcoloniale » plutôt négligés par la littérature critique, en publiant notamment une revue, NKA, qui poursuit depuis son chemin. Mais il se récrie quand son nom est associé au terme déplacé de « tiers-monde », refusant qu’on l’« enferme ainsi dans une boîte ». Vivant à New York, où il s’est marié et a eu une fille, il a enseigné sur les deux rives des États-Unis, aux frontières de l’histoire de l’art et des sciences politiques, avant d’être appelé à orchestrer des biennales à travers la planète.
Il a gardé une émotion palpable de celle qu’il a organisée, en 1997, en Afrique du Sud, où il a été invité deux ans après la chute de l’apartheid, « son souvenir le plus cher ». « Je l’ai voulue comme une sorte d’autoportrait de l’Afrique, dans sa relation au monde. L’Afrique du Sud se voit comme une nation arc-en-ciel, elle est enracinée dans son histoire et en même temps ouverte aux océans. Il fallait ménager les sensibilités, je ne voulais pas débarquer comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. La géographie était compliquée, puisque la biennale se produisait dans deux cités, Le Cap et Johannesburg. C’était un vrai défi, en termes d’infrastructures. Mais cela reste une expérience inoubliable. »
« Démarche philosophique »
Il a ensuite souhaité mettre en œuvre, en 2002, ce qu’il appelle ses « nouvelles techniques curatoriales » à la Documenta 11 de Cassel (Allemagne), une des manifestations les plus prestigieuses de l’art vivant. Évoquant une « démarche philosophique », Enwezor a voulu insérer « un engagement esthétique dans le débat international ». Il lui fut ainsi reproché d’avoir monté une Documenta « prise de tête », très politique, où un visiteur aurait dû passer vingt-six jours s’il avait voulu voir toutes les vidéos. « Twenty-six days ? », il rit. « Beaucoup plus, sûrement ! Il y en avait qui atteignaient trente-six heures d’affilée. Mais on se fiche que les gens voient tout. Un tel événement, il faut le concevoir comme une épopée, dans laquelle il est impossible de tout maîtriser, de tout voir, dans laquelle s’entrechoquent les langages, un moment exceptionnellement dense. »
Enwezor a aussi démultiplié les lieux d’exposition liés à la Documenta, non seulement en ville mais dans le pays. Il promet de renouveler l’essai en France, sans crainte apparemment des mauvaises volontés claniques, des dédales de l’administration et de la maigreur effrayante des budgets. Jeter des passerelles avec le Musée d’art moderne de la Ville, situé dans l’autre aile du bâtiment, avec le Jeu de paume ou le Musée du quai Branly ? Prudent, il dit « y travailler ». De même, il a un grand sourire quand on évoque son arrivée dans un endroit dont le nouveau président, Jean de Loisy, nourrit des conceptions esthétiques situées à l’opposé des siennes. Mais les deux hommes s’apprécient et peuvent toujours parler anthropologie. C’est sous le signe de Marcel Mauss, Marcel Griaule, Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss qu’a été placée la prochaine Triennale. On verra si leur magie opère encore.
En revanche, notre interlocuteur ne prend plus de gants pour balayer l’opposition entre artistes français et étrangers : « La Triennale n’est pas là pour soutenir un art national. Ce serait un désastre, une opération totalement contre-productive qui enfermerait les créateurs, en les coupant de l’économie mondiale. » Du reste, il souligne l’absurdité consistant à affubler les artistes d’une nationalité : « Lévi-Strauss n’appartient pas à la France, il appartient au monde. »
Sous-sols labyrinthiques
Enwezor ne semble pas non plus regretter cette « mécanique institutionnelle » centralisée, propre à la France, qui lui a valu sa nomination. Et quand on lui demande s’il est bien utile de ressusciter une Triennale moribonde, plutôt que de renforcer une Biennale de Lyon, couronnée de succès, il se désole de ce manque d’ambition pour le pays : « Paris se vit comme capitale mondiale de l’art. Vous souhaiteriez un seul théâtre en ville ? Pourquoi se plaindre d’avoir l’embarras du choix ? Il ne s’agit pas de se cannibaliser l’un l’autre, mais de développer des espaces complémentaires dans un ensemble vivant. »
« Une biennale ou une triennale, ce n’est pas le MoMA [Museum of Modern Art à New York]. Je les appelle des “espaces méta-artistiques”, des terrains de recherche sur lesquels tout est possible. » L’ennemi le plus redoutable se niche peut-être en dessous de nous, dans les sous-sols labyrinthiques que le gouvernement a tant tardé à remettre en état. Il ne masque pas la difficulté : « Le projet est en marche, il faudra synchroniser. » Avec la poussière et la furie des travaux. Les possibles retards de chantier, systématiques dans les entreprises culturelles en France, seront peut-être atténués par la volonté de Nicolas Sarkozy d’inaugurer les lieux, quelques semaines avant l’élection présidentielle. Mais aussi, les espaces sont extraordinairement compliqués, comptant notamment des passages étroits d’une hauteur disproportionnée. « Il faudra rechercher des verticalités ; l’adaptation à ce lieu est certainement un défi qui est posé aux artistes », reconnaît-il. Même pas peur !
1963 : Naissance à Calabar (État de Cross River, Nigeria).
1981 : Installation à New York, directeur adjoint du Centre international de la photographie (ICP).
1994 : Fonde le NKA : Journal of Contemporary African Arts.
1997 : Directeur artistique de la Biennale de Johannesburg.
2002 : Directeur artistique de la Documenta 11 (Cassel, Allemagne).
2005-2009 : Doyen du San Francisco Art Institute.
2008 : Commissaire de la 7e Biennale de Gwangju (Corée du Sud).
Janvier 2011 : Nommé directeur de la Haus der Kunst, Munich.
20 avril 2012 : Ouverture de la Triennale « Intense Proximity », à Paris, conjointement à l’inauguration du nouveau Palais de Tokyo ; commissaires associés : Mélanie Bouteloup (codirectrice de Bétonsalon), Abdellah Karroum (chercheur et curateur indépendant), Émilie Renard et Claire Staebler (critiques d’art et commissaires indépendantes).
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Okwui Enwezor, commissaire général de la Triennale 2012, à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°357 du 18 novembre 2011, avec le titre suivant : Okwui Enwezor, commissaire général de la Triennale 2012, à Paris