Romantique, subversive, féministe et engagée, Niki de Saint Phalle a brisé les tabous de sa classe sociale comme ceux de l’art contemporain. Portrait d’une franc-tireuse aux allures de madone…
« Je suis née en 1930. Une enfant de la Dépression. Alors que ma mère était enceinte, mes parents ont perdu tout leur argent. C’est à ce moment qu’elle a découvert l’infidélité de mon père. Elle a pleuré durant toute sa grossesse. J’ai senti ses larmes. » Avec son sens de la formule lapidaire, Niki de Saint Phalle se décrira sans ambages comme une amazone qui tirera à la carabine sur les poncifs comme sur les tubes de peinture pour en faire jaillir des fulgurances et des explosions. Le grand public – qui l’associe spontanément à ses farandoles de Nanas en apesanteur, mi-déesses mères, mi-icônes pop – ignore sans doute combien l’existence de l’artiste franco-américaine fut brillante, avant-gardiste, exaltée, amoureuse, mondaine, poétique, romantique et politique tout à la fois. Son physique d’aristocrate diaphane et longiligne la prédestine, dès 1949, à faire les couvertures de Vogue, de Life Magazine, du Harper’s Bazaar ou de Elle. Sans doute Niki de Saint Phalle reproduit-elle alors inconsciemment la place assignée aux femmes de sa caste : ce savant mélange de froideur et d’élégance hautaine dont sa mère Jacqueline offre le parfait exemple. Mais la jeune fille de bonne famille caresse secrètement d’autres rêves, d’autres ambitions. Après avoir partagé son existence entre les écoles privées des États-Unis et les demeures familiales de ses ancêtres français, ballottée entre un père banquier et une mère grande bourgeoise « qui consacrait sa vie à des choses futiles », Niki de Saint Phalle sent confusément en elle jaillir une force irrépressible. « Devenir une héroïne », tel sera son credo. Ne compte-t-elle pas parmi ses illustres ancêtres Madame de Montespan, mais aussi l’horrible Gilles de Rais, ce compagnon d’armes de Jeanne d’Arc qui inspira à Charles Perrault son personnage de Barbe bleue ? Il planera toujours sur l’œuvre de la plasticienne cette ambiance chevaleresque de conte de fées peuplés de châteaux forts gardés par des dragons… Le premier « prince charmant » qu’elle croisera sur sa route s’appelle Harry Mathews. C’est un jeune Américain féru d’art et de littérature dont la supériorité intellectuelle séduit instantanément Niki. En rébellion contre leur famille respective, les deux amoureux transis s’unissent en cachette le 6 juin 1949 à la mairie de New York. Le 23 avril 1951 naîtra à Boston une petite fille prénommée Laura en
souvenir du très beau film d’Otto Preminger…
Le bonheur conjugal est, hélas, vite perturbé par les troubles nerveux et les problèmes de santé que traverse la – trop – jeune mère. Seul l’appel de l’art tend à apaiser les angoisses qui taraudent son esprit. L’apprentissage de la peinture se fera dans son propre salon, à portée des premiers babils de sa fille Laura. « Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme et fournissait une structure organique à ma vie sur laquelle j’avais prise. C’était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail tout au long de ma vie et cela m’aidait à me sentir responsable de mon destin. Sans cela, je préfère ne pas penser à ce qui aurait pu m’arriver », confiera-t-elle bien des années plus tard dans son livre de souvenirs intitulé Harry and Me. The Family Years.
Une simple lettre pour avouer l’inceste
L’été 1952 est placé sous le signe de la renaissance : grâce à une coquette somme léguée par la grand-mère de Harry, le jeune couple embarque pour la France. Quelle joie de tourner le dos à cette Amérique d’après-guerre conservatrice et raciste pour humer l’effervescence bohème et avant-gardiste qui règne sur Paris ! Niki et Harry s’engouffrent alors dans les salles obscures et les caveaux de jazz, applaudissent aux pièces d’Eugène Ionesco ou de Samuel Beckett, dévorent goulûment les écrits de Genet, Sartre, Camus et Simone de Beauvoir. Niki songe un temps épouser la carrière de comédienne… Mais très vite, les affres de la dépression reprennent possession de la jeune femme. Durant l’été 1953, Niki est admise dans le service psychiatrique de l’hôpital de Nice pour apaiser ses pulsions suicidaires. L’expérience sera particulièrement traumatisante, ponctuée d’une série d’électrochocs qui, aux dires d’Harry, entraîneront sa guérison. Une autre thérapie va cependant se révéler davantage salutaire : l’immersion totale dans la peinture et dans l’art. De même que Frida Kahlo exécute une série d’autoportraits clouée sur son lit de souffrance, Niki entreprend de façon frénétique dans sa chambre d’hôpital ses premiers collages. Comme elle ne dispose d’aucun tube de peinture ou de gouache, elle assemble tout d’abord des brindilles, de l’herbe et des cailloux glanés dans le parc. Ses amis Tony et Eve Bonner lui apportent bientôt le matériel apte à assouvir sa « pressante envie de peindre ». Le moment sera décisif : en renaissant à la vie, Niki entre en peinture comme on prend le voile.
Un autre événement va cependant réveiller les monstres tapis dans son subconscient depuis l’enfance : en bon chrétien soucieux de soulager sa conscience, son père, le comte André de Saint Phalle, lui envoie ces quelques mots en guise de confession : « Tu te rappelles certainement que lorsque tu avais onze ans, j’ai essayé de faire de toi ma maîtresse. » Le choc sera considérable et se diffusera, tel un poison vénéneux, tout au long de l’existence de Niki. Partagée entre la culpabilité et la honte, la révolte et le dégoût, l’artiste ne cessera d’exorciser de mille et une façons ce traumatisme originel, cette tache qu’elle n’ose encore nommer « inceste ». Il faut ainsi se plonger dans la lecture de Mon secret, un opuscule d’une trentaine de pages que l’artiste publiera en français en 1994. « L’été des serpents fut celui où mon père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche. » Contre toute attente, Niki trouvera chez sa mère, pourtant si corsetée dans sa morale et ses principes chrétiens, l’alliée précieuse dont elle aura tant besoin, notamment lors de la sortie, en 1973, de son film expérimental Daddy, en grande partie inspiré par le comportement de son père…
Avec Tinguely, les Bonnie and Clyde de l’art
Dès lors, l’existence de la jeune femme sera sans concession : tout entière dévouée à son art et à sa liberté de créer. Nourrie par ses visites de musées (elle admire au Louvre les salles égyptiennes, à Lausanne la Collection de l’Art brut), Niki devient une éponge qui absorbe les différents langages esthétiques comme autant de stimulus à son imagination. Furieusement autodidacte mais bouillonnante d’énergie et de curiosité, Niki voyage : à Majorque où elle rencontre Robert Graves, en Espagne où elle découvre, subjuguée, les vierges romanes qui lui inspireront inconsciemment ses Nanas, mais aussi le parc Güell de Gaudí dont l’influence sera considérable sur son Jardin des tarots, son paradis ésotérique niché en Toscane…
Le plus grand choc émotionnel de sa vie d’artiste et de femme aura cependant pour théâtre une petite ruelle perdue dans le 15e arrondissement de Paris. Au cœur de Montparnasse, l’impasse Ronsin aligne une quinzaine d’ateliers sur lesquels flotte le souffle cosmopolite et bohème du Paris d’après-guerre. C’est là que Niki va rencontrer « son copain, son amour, son rival » : le sculpteur suisse Jean Tinguely. Entre l’aristocrate franco-américaine et le prolétaire helvète aux allures de ferrailleur, la complicité artistique, intellectuelle et affective sera exceptionnelle. Certes entachée d’infidélités et d’éloignements sporadiques, mais intense, fusionnelle, voire mystique. En « Bonnie and Clyde de l’art contemporain » – ce surnom leur va si bien ! –, ils vont traverser ensemble des décennies d’expérimentations formelles, de dialogues ininterrompus…
On aurait tort, cependant, de réduire la carrière de Niki à ce compagnonnage artistique et amoureux. De ses premiers Tirs de 1961 (performances durant lesquelles des spectateurs tirent à la carabine sur des poches de couleur) à ses Nanas plantureuses et aériennes tout à la fois, en passant par ses infinies variations du corps féminin (mariées, mères dévorantes, prostituées, accoucheuses, sorcières…), la plasticienne a brisé tous les tabous. Féministe dans un monde d’artistes encore largement confisqué par les hommes (elle sera le seule femme dans le groupe des Nouveaux Réalistes aux côtés de César, de Christo et d’Yves Klein), médiatique et pudique, joyeuse et torturée, engagée et libre, Niki est protéiforme. Tantôt violente, tantôt apaisée. Tantôt princesse, tantôt araignée… « Niki de Saint Phalle est le plus grand sculpteur de tous les temps », affirmera Jean Tinguely en s’appuyant sur cette « folie » végétale et onirique que constituera le Jardin des tarots, sans aucun doute son testament artistique. Au risque de ruiner définitivement sa santé chancelante – elle est affectée d’une maladie pulmonaire d’origine génétique – et sa vie familiale – elle se transforme en ermite pour réaliser son grand œuvre –, Niki installe en Toscane vingt-deux sculptures géantes et colorées qui délivrent un message ésotérique et philosophique (dont une exposition de phographies rappelle, en ce moment, au Palais idéal du Facteur Cheval, la beauté démesurée). Comme un résumé parfait de ses obsessions et de sa quête inlassable du bonheur. « Le Jardin des tarots était mon époux, mon amour, mon tout. Aucun sacrifice n’était trop grand pour lui », résumera-t-elle, en guise d’ardente confession, dans une lettre à Harry Mathews, le 17 septembre 1988.
1930
Naissance de Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, à Neuilly-sur-Seine (92)
1937
La famille déménage à New York où Niki travaille comme mannequin dans les années 1948-1949
1952
Avec son mari, l’écrivain Harry Mathews, elle part vivre à Paris
1961
Présentation d’un des premiers Tirs au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
1965
Première Nana en papier mâché et laine
1978
Commence à travailler au Jardin des tarots à Capalbio, en Italie, qui ouvrira le 15 mai 1998
1991
Création des Méta-Tinguelys en hommage à Jean Tinguely, avant de déménager définitivement en Californie en 1994
2002
L’artiste décède à l’âge de 71 ans à San Diego, en Californie
« Niki de Saint Phalle »,
jusqu’au 2 février 2015. Galeries nationales du Grand Palais. Ouvert du mercredi au samedi de 10 h à 22 h et le dimanche et lundi de 10 h à 20 h. Tarifs : 13 et 9 €. Commissaires : Camille Morineau et Lucia Pesapane. www.grandpalais.fr
« Le Jardin des tarots, Niki de Saint Phalle
au Palais du Facteur Cheval », exposition photographique de Laurent Condominas & Giulio Pietromarchi, du 19 septembre au 14 janvier. Palais du Facteur Cheval, Hauterives dans la Drôme. www.facteurcheval.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Niki de Saint Phalle, une sacrée Nana