Le Centquatre - Parmi les engouements médiatiques de ces dernières années, l’Internet des objets occupe une place de choix.
Désignant la mise en réseau de toutes sortes d’objets et de capteurs, il augurait, selon la presse, une vaste collecte d’informations relatives à la santé, au mode de vie, à la qualité de l’air, etc., et promettait de faire succéder au web social (ou web 2.0) un web 3.0 capable de quantifier chaque aspect de nos vies, d’où l’expression « quantified self » qui lui est souvent associée. En 2019, l’Internet des objets reste encore à venir. Ses balbutiements ne pèsent pas lourd face à l’Internet des personnes, dont le développement depuis une petite dizaine d’années a reconfiguré entièrement notre rapport au monde et à nous-mêmes. D’après Projet EVA, nous serions ainsi devenus le principal « objet de l’Internet ». Au double sens du terme : en faisant de notre identité, de nos autoportraits, de nos données personnelles leur chair et leur aliment, les médias sociaux nous voueraient en quelque sorte à un devenir réifié, et réduiraient nos egos à l’état de matière inerte brassée dans un vaste flux numérique. Au 104, ce retournement s’illustre dans une installation immersive proprement vertigineuse du duo artistique canadien. Présentée dans la première section de l’exposition « Jusqu’ici tout va bien », L’Objet de l’Internet se présente comme une version actualisée et quasi renversée de la Dreamachine de Brion Gysin. Conçue en 1960, celle-ci consistait en un cylindre percé de fentes, et soumettait le spectateur à un influx lumineux d’allure stroboscopique. On ressortait de l’expérience transformé, détendu, délesté, comme à l’issue d’un trip hallucinatoire. De la Dreamachine, qui lui sert de modèle, à « L’Objet de l’Internet », Projet EVA propose une série d’écarts signifiants. Quand la première s’éprouve les yeux fermés, l’œuvre présentée au 104 sursollicite au contraire le regard. Le spectateur n’y entoure plus le dispositif, mais en occupe le centre. Juché sur un tabouret, son corps est le seul élément fixe d’un dispositif cinétique et lumineux placé à hauteur de visage. Une fois à l’intérieur de la machine, on se trouve confronté à de multiples reflets, pour la simple raison que L’Objet de l’Internet est essentiellement constitué de miroirs. Fixes au début de l’expérience, ces derniers se mettent à tourner de plus en plus vite, ce qui oblige le regard à s’ajuster en permanence, puis à abdiquer face au vertige d’images devenues insaisissables. « Le reflet du visage s’y fragmente pour finalement se transformer en une structure abstraite et inhumaine, résument les membres de Projet EVA. L’expérience ressentie est celle d’une petite mort rappelant la vacuité de l’existence en ligne. »Version contemporaine du mythe de Narcisse, L’Objet de l’Internet en reconduit ainsi l’issue fatale : la perte de soi. D’où sa place dans une exposition conçue comme une fiction spéculative dont le point de départ est la disparition de l’espèce humaine en 2019. Une disparition à entendre ici au sens figuré, comme dilution de l’identité dans ses avatars numériques. À moins qu’on y décèle une critique acerbe des dispositifs immersifs, d’autant plus prisés qu’ils viendraient d’abord flatter le narcissisme contemporain…
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Narcisse et son reflet numérique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Narcisse et son reflet numérique