Au Jeu de paume, l’artiste examine et projette dans neuf « constellations » les modes actuels de la représentation du pouvoir et de la peur comme ceux de la médiatisation de la connaissance.
PARIS - Antoni Muntadas mène l’enquête depuis près de quarante ans : dans quel état se trouve le monde contemporain, l’espace partagé, public, politique, social désormais mondialisé que nous vivons ?
« C’est du monde qu’émerge tout ce qui arrive, mais de façon sporadique et immaîtrisable, tandis que la réalité, qui repose sur une sélection et une organisation de certaines possibilités qu’offre le monde, à un moment déterminé du temps, peut constituer pour le sociologue, l’historien, et aussi pour les acteurs sociaux, un arrangement susceptible de faire l’objet d’une saisie synthétique », note Luc Boltanski en ouverture de son essai Énigmes et complots (1). On ajoutera bien volontiers certains artistes aux côtés des sociologues et autres analystes, et Muntadas parmi les premiers, qui ont fait du monde social et des conditions de nos vies l’objet d’un travail systématique, mené au gré de l’indiscipline artistique cependant, et pas au nom d’une science constituée. Muntadas n’a cependant rien à envier en termes de méthode à la démarche du sociologue théoricien pour développer cette « saisie synthétique », image juste de l’objet des sciences humaines, mais plus encore de certaines œuvres d’art.
Mise en doute
Attentif à une méthodologie de l’enquête qui s’affiche en exergue de l’exposition sous forme de questions (Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? Où ? Pour qui ? Pour combien ?) posées dans une série de sous-verre programmatiques, Antoni Muntadas a engagé depuis les années 1970 une démarche de nature conceptuelle mais reliée au monde tel qu’il se donne à vivre. Une démarche portée par un esprit d’enquête que Boltanski associe à un état moderne de mise en doute du monde et des représentations qu’il produit dont l’un des symptômes est la formation du roman policier et d’espionnage en tant que genres, au tournant entre XIXe et XXe siècle. Ceci parallèlement à l’invention de la paranoïa par la psychiatrie et à la construction par la sociologie de sa méthode et son objet.
C’est un artiste enquêteur que suit l’exposition du Jeu de paume, à Paris, retraçant ses terrains d’observation et sa méthode générale au travers des chapitres de son travail, désignés comme des « constellations » par l’artiste et la commissaire invitée, Daina Augaitis, conservatrice en chef à la Vancouver Art Gallery et fine connaisseuse de l’œuvre. Ces neufs « constellations » identifient des sphères d’intérêt, topologiques, typologiques ou thématiques, qui regroupent des séries de projets de manière non chronologique. « Domaines de la traduction » s’attache au fait de langage et de communication ; « Lieux de spectacle » exemplairement au stade comme forme déterminante et planétaire ; « Microespaces » à la sphère privée ; et « Espaces publics » aux dimensions physiques mais aussi symboliques, mémorielles par exemple, des territoires partagés. « Territoires de la peur » convoque les formes imagées et discursives des rhétoriques de la peur et « Sphères du pouvoir », les archétypes par lesquels les diverses formes de pouvoir se donnent en représentation ; « Systèmes de l’art » fait l’analyse critique des institutions culturelles ; « Paysage médiatique » – selon une formule que Muntadas a fait sienne – s’intéresse aux sphères de l’information et à leurs points aveugles. Enfin, « Archives » est à la fois un mode de travail de l’artiste et un reflet de la conscience comme de l’inconscience historique des sociétés contemporaines. Le projet toujours actif et désormais en ligne constitue une importante archive sur la censure dans le monde.
Observation et subjectivité
Au sein de ces regroupements, les projets de Muntadas s’élaborent sur la base d’une invitation par des lieux de culture et en associant des équipes tant de terrain que de réflexion. L’image, le texte, les récits et traits socioculturels spécifiques y sont observés d’un point de vue où l’équilibre entre subjectivité revendiquée et analyse systématique fait la singularité de l’œuvre.
La question posée par la forme de l’exposition demande cependant au spectateur une implication particulière. Car celui-ci se trouve face à des documents relatifs à des projets qui eux-mêmes documentent le mode. La plasticité y a sa place, s’insinuant avec précision mais aussi économie dans la photo constat comme dans les installations. Aussi il faudra, pour en mesurer la densité réflexive et plus encore la réalité d’œuvre de terrain, d’expérience partagée sur une cartographie mondiale (pays occidentaux, Amérique du Sud, et aujourd’hui Chine), lire l’exposition pour ce qu’elle est : une démarche documentaire qui ne tient jamais le document pour une vérité, mais pour une forme toujours fortement symbolique. À ce prix, le travail de Muntadas demeure sans équivalent, d’une richesse renouvelée, à l’image du « monde », de notre monde.
(1) éd. Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012.
Légende photo
Antoni Muntadas, Experiancia 3, Vilanova de la Roca, 1971, photographie de performance. © Ph. : Gonzalo Mezza et Roberto Mardones.
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Muntadas, l’art de la méthode
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 20 janvier 2013, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50, www.jeudepaume.org, tlj sauf lundi, 11h-19h, mardi jusqu’à 21h.
Catalogue, coéd. Jeu de paume/Actar, Barcelone/Museo Nacional Centro de Arte Reina SofÁa, Madrid, en anglais 304 p., et livret en français 80 p. (téléchargeable sur le site du Jeu de paume).
Voir la fiche de l'exposition : Antoni Muntadas : Entre / Between
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°379 du 16 novembre 2012, avec le titre suivant : Muntadas, l’art de la méthode