C’est retiré dans son atelier en Dordogne, perché sur une échelle, que l’on retrouve l’artiste qui, avec sa rétrospective du Centre Pompidou, signe son grand retour sur la scène de l’art contemporain…
Connaissez-vous La Grande Odalisque ? Pas celle qui est au Louvre, signée Jean-Auguste-Dominique Ingres et datée 1814, mais celle titrée Made in Japan – La Grande Odalisque, qui figure dans les collections du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, signée Martial Raysse et datée cent cinquante ans plus tard ? Un véritable chef-d’œuvre qui offre à voir une image en buste de la figure féminine dans une palette de tons acidulés propres à l’iconographie racoleuse de la publicité. Dans son émission télévisée D’Art d’Art, le journaliste Frédéric Taddeï la présente comme un « pastiche » et l’inclut dans toute une série de « parodies » de toiles célèbres que l’artiste réalisa entre 1963 et 1965. S’il dit juste, Taddeï renvoie un peu trop hâtivement cette œuvre à l’ordre exclusif d’une pratique picturale de la copie – auquel fait indiscutablement allusion la première partie de son titre – sans souligner explicitement qu’elle est surtout adossée au jeu duel de référence/révérence. Martial Raysse n’a jamais caché la fascination qu’a toujours exercée sur lui le rival de Delacroix. Quand bien même son œuvre interroge le devenir de la peinture, la question de la beauté et celle de la mimêsis, elle en est un vibrant témoignage.
Originaire de la Côte d’Azur, né en 1936 à Golfe-Juan, élevé dans un village de pêcheurs, Raysse, qui est issu d’une famille d’artisans céramistes a très tôt témoigné d’une sensibilité extrême, peignant et écrivant des poèmes dès l’adolescence. À 19 ans, il s’engage dans la voie artistique, passe d’abord par une période abstraite qui rencontre un franc succès, puis réalise des assemblages de différents objets en les enfermant dans des boîtes en Plexiglas. D’une puissante charge émotionnelle et d’une forte intensité visuelle, ils mettent en jeu des objets neufs, en plastique coloré, extraits de la nouvelle société de consommation. C’est là toute une production qui est le prétexte pour l’artiste à développer un concept baptisé « hygiène de la vision » : « J’ai voulu un monde neuf, aseptisé, pur et au niveau des techniques utilisées, de plain-pied avec le monde moderne », déclare-t-il alors. Si Martial Raysse participa à l’aventure du Nouveau Réalisme, en cosignant notamment la déclaration constitutive du groupe qu’a fédéré Pierre Restany le 27 octobre 1960, il s’en est toujours distingué tant par sa passion et sa défense de la peinture que par un usage de l’objet davantage familier du pop art américain. « Quand on regarde son œuvre, commente Marin Karmitz [le fondateur du pool cinéma MK2, l’un de ses plus fervents collectionneurs avec François Pinault, ndlr], on voit comment il est passé du pop et de l’inconscient du pop à l’intégration de l’art contemporain dans l’histoire de la peinture, à l’instar d’autres artistes comme Picasso ou Dubuffet, ce que Warhol n’a pas fait. C’est ce qui me passionne chez tous les peintres : cette évolution de leur recherche, cette transformation dans la maîtrise de leur art. »
En dordogne, pour « réapprendre la peinture »
Auteur à la fin des années 1960 de portraits-silhouettes découpés, Martial Raysse s’intéresse aussi au cinéma et réalise toute une production de films qui, quoique dans l’air d’un temps expérimental, avouent toujours son intérêt pour la chose picturale. À partir des années 1970, il développe une production plus confidentielle, davantage repliée sur son univers intime – bricolages de Coco Mato et gribouillages de Loco Bello (1970-1973) notamment. Ce retour aux techniques artisanales le conduit à retrouver l’épaisseur des choses. Il se retire alors en Dordogne, décidé à « réapprendre »
la peinture « pour rendre – dit-il – un peu du bonheur [qu’il] a reçu », s’adonnant aussi au dessin et à la sculpture. Il y vit toujours, à l’écart de l’agitation du monde de l’art dont il n’en demeure pas moins l’un des acteurs majeurs, comme en témoigne l’imposante rétrospective que lui consacre ce printemps le Centre Pompidou. D’une visite, l’été dernier, à son atelier, reste le souvenir vibrant d’un homme qui reconnaît lui-même avoir « deux versants en [lui] : un côté très convivial et un côté très solitaire. » S’il dit adorer s’asseoir à une terrasse de café parisien (là même où il donne volontiers rendez-vous), il dit aussi pouvoir rester trois mois sans voir personne dans cet endroit qu’il a élu et qui apparaît au visiteur citadin comme le bout du bout d’un monde.
Contre vents et marées de la critique
On y accède par un chemin de terre au milieu des prés, qui débouche sur un petit hameau fait de quelques bâtisses en pierre. Un vrai paradis. Avant même que de le découvrir, Martial Raysse invite le visiteur à une promenade alentour afin de prendre la mesure d’un site privilégié, hors de toute atteinte. Le paysage légèrement vallonné est ponctué de bois et de champs de vignes – d’où vient le fameux monbazillac – et fait immédiatement penser à ces paysages peignés que l’on voit au fond dans les peintures de la Renaissance. Tout respire ici la sérénité. « Luxe, calme et volupté », dirait le poète. Si bien peu connaissent l’endroit, ce n’est pas que Martial Raysse n’y reçoive pas. Il y accueille volontiers ceux qui lui sont proches, notamment des amis historiens d’art, regrettant d’avoir été parfois totalement oublié des institutionnels et des critiques. Sur ses terres, l’homme est pleinement heureux, partageant son temps entre son art, la lecture, la méditation – il est un fervent adepte du yoga – et les plaisirs laborieux de la campagne, notamment versant culture fruitière : plantation, cueillette, élagage, etc. D’ailleurs, c’est perché sur une échelle qu’on l’y trouve. Pour le visiteur invité à découvrir l’atelier de Martial Raysse, c’est un moment privilégié. Si l’artiste est dans le plein du travail, il lui faudra attendre le moment opportun, quitte à reporter à plusieurs mois le jour de sa visite. Pour cette exposition à Beaubourg, le peintre, qui a notamment choisi de faire un immense tableau, n’a ainsi admis quasi personne dans son atelier pendant presque trois ans – fors son épouse, cela s’entend. C’est que le temps est l’un des partenaires qu’affectionne le plus Raysse. Certains de ses tableaux lui prennent cinq, six, voire sept ans, non en fonction de leur format, mais parce qu’il sait combien « le luxe de la peinture est de prendre son temps et celui du peintre de lui donner le sien », comme nous aimons toujours le rappeler. La peinture, elle est la raison d’être de Martial Raysse. Chaque fois qu’il vient à Paris, il ne manque jamais d’aller dans les musées. « Visiter le Louvre avec Martial, c’est passionnant, confie Karmitz, parce que c’est chaque fois l’occasion d’un échange et d’une confrontation de points de vue très prospectifs, une espèce de débat très ouvert.
Il aime particulièrement s’arrêter dans le couloir qui mène à la galerie des Italiens pour regarder les fresques de Botticelli. » Dès lors qu’il s’est justement engagé à « réapprendre » la peinture, comme il disait, Raysse lui a consacré toute son énergie. Il lui a aussi fallu se battre contre vents et marées d’une critique perdue par ce qu’elle qualifiait comme un revirement, voire une régression par rapport à ce qui avait fait sa notoriété « nouveau réaliste ». En 1992-1993, son exposition à la Galerie nationale du Jeu de Paume, dont les œuvres tardives affichaient un retour à une figuration allégorique, tels La Source (1989) ou ce gigantesque Carnaval à Périgueux (1992), n’a pas manqué de faire crisser les dents de certains. Ils n’ont pas vu qu’en réalité Martial Raysse ne s’est jamais trahi, mais qu’il s’applique à remplir le « contrat de peinture » qui est le sien.
Le temps de l’apprivoisement de la peinture
À première vue, l’art de Martial Raysse apparaît souvent déconcertant au regard qui s’y porte. À ce propos, Marin Karmitz se souvient de son premier achat : « Ça s’est fait de façon tout à fait incroyable. Je rencontre Martial par l’intermédiaire de Catherine Thieck, alors directrice de la Galerie de France. On discute, on sympathise, puis un beau jour, celle-ci m’appelle et me dit que Raysse a fait un tableau pour moi. Je me précipite pour venir le voir et je me trouve nez à nez avec une peinture qui me plonge dans la plus grande des perplexités. Ce qui fait que je suis revenu le lendemain et même plusieurs jours de suite, parce que ça me tourmentait, jusqu’au jour où j’ai cru l’avoir compris et je l’ai acheté. Du coup, j’ai aussi pu acquérir tout un ensemble d’études préparatoires, de dessins et d’objets périphériques qui accompagnent la genèse du tableau. »
La peinture de Martial Raysse ne se donne pas d’emblée, elle regorge d’indices que le temps seul permet de découvrir. Elle exige aussi du regardeur de ne pas s’enfermer dans ses préjugés et d’avoir l’esprit ouvert. « Ce tableau m’a amené à une rééducation de mon regard, dit encore Marin Karmitz avec une certaine humilité, à une remise en question de mes habitudes visuelles, à mes rapports à la peinture, au goût, au beau. Cela m’a entraîné à me plonger dans les origines de la peinture, à revisiter l’époque classique et à m’ouvrir à la peinture contemporaine, ce qui était à ce moment-là, je l’avoue, un peu sorti de ma tête. Donc, tout d’un coup, ça a élargi mon champ de vision et m’a conduit à ne pas mépriser le reste. » Tous ses proches le disent, Martial Raysse est quelqu’un d’une totale exigence, à la vie comme au travail. « Qu’il est long le chemin », proclame le titre d’une conférence qu’il a emprunté à la première épître de Paul aux Thessaloniciens et qu’il a prononcée en 1984 au Centre Pompidou. Dans un monde de l’art trop souvent enclin à composer avec les travers d’une société en perte de repères, Raysse a choisi une posture qui le tient à distance, mais que tout un chacun respecte, voire admire. Avec cette allure hiératique qui friserait l’austérité s’il n’avait ce visage particulièrement éclatant, on a l’impression que rien ne peut l’atteindre et que l’artiste détient une certitude. Erreur. « Comme un trappeur, je prends au piège des émotions, affirme-t-il. Partant de là, il est très difficile de cerner un tableau. Ce que sera ma peinture demain ? Si je le savais, je m’arrêterais de peindre. » Pour notre plus grand bonheur, Raysse ne le sait toujours pas. À l’atelier, l’artiste regarde ses tableaux. Il s’interroge. Sont-ils achevés, ou non ? Il lui semble qu’il y a toujours quelque chose de perfectible à faire. Au beau milieu se trouve une sculpture : une grande figure humaine, main tendue, en position d’offrande. « C’est une position qui me touche beaucoup, dit Martial Raysse d’une voix douce. Dans mon idée, c’est l’abandon au destin. »
1936
Naissance à Golfe-Juan Vallauris (06)
1957
Exposition de ses poèmes-objets et mobiles à l’exposition niçoise « Les Peintres de vingt ans »
1960
Il signe le manifeste du Nouveau Réalisme et participe à la IIe Biennale de Paris
1962
L’exposition « Dylaby – Dynamic Labyrint » au Stedelijk Museum à Amsterdam signe l’apparition du néon comme matière-couleur dans son œuvre
1968
Il revient de New York pour participer à la création d’affiches à l’Atelier populaire de l’École des beaux-arts
1982
Grand prix national de la peinture
2001
Réalisation de vitraux pour l’église, à Paris, Notre-Dame de l’Arche d’Alliance
2011
Exposition collective autour du néon à la Maison Rouge : « Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue ? »
2014
Martial Raysse vit et travaille en Dordogne. Il est représenté par la Galerie Kamel Mennour
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Martial Raysse - Le long chemin de la peinture
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Musée national d’art moderne – Centre Pompidou
Ouvert du lundi au dimanche, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Tarifs : 13 et 11 € ou 10 et 9 € selon périodes
Commissaire : Catherine Grenier
www.centrepompidou.fr
« Six images calmes »
Jusqu’au 10 mai. Galerie Samy Kinge, 54, rue de Verneuil, Paris-7e
Ouvert du mardi au samedi de 14 h à 19 h
01 42 61 19 07.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Martial Raysse - Le long chemin de la peinture