Le producteur de cinéma Marin Karmitz s’est construit une réputation à la marge des majors. Comme collectionneur d’art contemporain, il a aussi opté pour des chemins de traverse.
« Je suis peu causant », glisse le fondateur de la société de production et de distribution cinématographique MK2. Pas tout à fait. Marin Karmitz aime le débat, mais se dérobe au jeu des questions-réponses. Avec un certain doigté, il guide même ses interlocuteurs vers ses sujets favoris. « Il a un registre d’anecdotes, raconte souvent les mêmes histoires, non pas qu’il soit gâteux, mais il veut ne laisser paraître guère plus », confirme un observateur. Grave, sévère, ce héraut d’un cinéma engagé de qualité ne fait pas d’effort pour séduire ou être sympathique. « C’est une personne dont le surmoi n’a pas tout gagné, souligne la galeriste Catherine Thieck. Il privilégie les trois heures passées avec quelqu’un qu’il aime à celles passées avec quelqu’un d’utile. » Ses années de militantisme d’extrême gauche et sa maîtrise de la casuistique juive nourrissent une tension où le doute le dispute à la certitude. Il y a en lui du rigoureux, voire du rigoriste. « Rigoriste non, défend-il. Je ne me sens pas vertueux. C’est un terme chrétien pour des règles personnelles avec lesquelles on ennuie les autres. » Certains lui reprochent toutefois de vouloir toujours avoir raison. Son intransigeance l’aurait conduit à se brouiller avec une bonne partie de la profession cinématographique. L’homme fait pourtant preuve d’humilité face aux artistes qu’il collectionne, comme Martial Raysse, Christian Boltanski ou Michael Ackermann. Au point de les défendre même au creux de la vague.
Né à Bucarest en Roumanie dans une famille d’industriels, Marin Karmitz arrive en France en 1947. Initié par son professeur de philosophie Gilbert Mury, il intègre les Jeunesses communistes dès le lycée avant de rejoindre en 1970 la Gauche prolétarienne. Un engagement d’autant plus étonnant que sa famille avait été chassée de Roumanie par les communistes. Parallèlement, il intègre l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), devient l’assistant de Jean-Luc Godard et d’Agnès Varda avant de réaliser des courts-métrages, Nuit noire, Calcutta (sur un scénario de Marguerite Duras) en 1964, et, en 1966, Comédie, adaptation d’une pièce de Samuel Beckett. Trente-cinq ans plus tard, ce film qui fut hué à la Mostra de Venise aura les honneurs du Musée d’art moderne de la Ville de Paris et de la Biennale de Venise. Suivent Camarades (1969) et, en 1972, Coup pour coup, traitant d’une grève ouvrière dans une usine textile. Ce film suscitera des remous tels qu’il sera retiré des salles. Faute de travail, Marin Karmitz devient brièvement antiquaire avec Marc Perpitch, avant d’ouvrir en 1974 sa première salle, le 14-Juillet Bastille. Depuis 1981, le producteur, distributeur et exploitant a mis un mouchoir sur ses ambitions d’artiste. Pour Christian Caujolle, directeur de la Galerie VU’, « Marin est un homme qui aurait pu être un grand artiste et qui n’est pas un artiste frustré ». Sans doute parce que son champ d’action se révèle plus vaste. « Être producteur. Qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogeait le journaliste Stéphane Paoli dans l’ouvrage Marin Karmitz, profession producteur (1). Occuper tout l’espace mental du réalisateur, le champ de son écriture, celui de sa méthode de tournage, parfois jusqu’au choix du directeur de la photographie, celui de la durée du film, celui de son économie incluant la question du décor, du choix du mobilier, il a été antiquaire et connaît tous les prix. » Un pouvoir quasi divin…
Générer le débat
À la tête du troisième circuit de salles à Paris, l’ancien maoïste conserve ses rêves militants, même si, d’après certains observateurs, il ne dédaigne pas les dîners avec maîtres d’hôtel et gants blancs. L’économie du cinéma en aura fait un capitaliste, mais les longs-métrages qu’il a produits ou distribués remettent souvent en cause le libéralisme. Marin Karmitz pense mordicus que ses complexes cinématographiques, notamment MK2 Quai de Loire, changent la vie d’un quartier, que certains films génèrent un débat fécond. « Je vis dans des schémas schizophrènes ; j’ai une position de gauche et je gagne de l’argent ; j’ai des principes sur le rôle de l’État, et je suis patron d’une entreprise privée », confie-t-il. L’homme ne mâche pas ses mots contre « la France du “non” » et le désengagement de l’État en matière culturelle. « L’État ne joue un rôle ni de pouvoir ni de contre-pouvoir, grince-t-il. Son rôle est de proposer autre chose, car il a encore, ou prétendait avoir, quelques terrains où l’intérêt collectif fait sens : l’éducation, la recherche, l’audiovisuel. Encore faut-il s’en donner les moyens. Il n’y a pas un mot sur la culture dans les programmes politiques de gauche comme de droite ! » Bien que laïque, son souci d’éthique se prolonge dans son apprentissage passionné du Talmud. « Dans le judaïsme, il ne cherche pas la religion, mais les mouvements de l’intelligence », relève l’artiste Gérard Fromanger.
On peut s’étonner que cet homme du Livre soit un amoureux des images. Sans doute sa collection d’œuvres du XXe siècle est-elle le point de départ d’une réflexion philosophique. « Les jeux de matières sont souvent présents dans sa collection, remarque Caroline Bourgeois, directrice du Plateau, à Paris. La matière au sens large, la matière du monde. Tous les gens que Marin collectionne poursuivent l’idée de renverser le monde. » Enfant, Marin Karmitz passait ses dimanches à l’Orangerie et se constituait un dictionnaire de peintres. En 1969, il demande à Fromanger de réaliser la bande-annonce de Camarades. Dans les années 1980, il achète d’abord Tàpies, Matta, Germaine Richier et Giacometti. « Il n’a pas une démarche d’intellectuel dans ses achats, note Christian Caujolle. Cela commence par l’émotion, la réaction immédiate. Après il va essayer de vérifier s’il a raison ou non d’aimer une chose. » L’art s’immisçait déjà dans sa première salle de cinéma avec des affiches dessinées par Bernard Dufour et Ernest Pignon-Ernest. Plus récemment, Martial Raysse a investi le MK2 Bibliothèque avec une grande sculpture, Ric de Hop la Houppe, et un dessin au néon sous lequel est inscrit : « Sinéma, les anges sont avec toi. » « Marin s’est toujours efforcé d’aider les anges à s’envoler », confie l’artiste.
S’il fait preuve d’une fidélité au long cours avec certains créateurs, il est connu pour ses ruptures fracassantes avec Claude Chabrol et Michael Haneke. Il a aussi pris ses distances avec Dufour dont il fut proche via l’action militante avec l’épouse de celui-ci, Martine. La césure survint en 1998, après une exposition de Dufour autour du corps de sa femme décédée. « À partir de ce moment, Marin cessa de me voir, de me recevoir, de me collectionner. Comme si nos deuils [respectifs] nous avaient irrémédiablement séparés, rappelle le peintre. Aujourd’hui, en 2006, j’aime que notre amitié et son goût pour ma peinture aient été si violemment placés sous le signe des passions de l’amour ou de la mort. » Pour Marin Karmitz, l’art relève clairement de l’intime. « Sa maison est bâtie d’œuvres, c’est son “Merzbau”, souligne Catherine Thieck. En même temps, c’est léger, car son choix se porte sur des artistes qui ne sont pas à la mode. Sa collection, c’est l’acte de construire sa maison, non de la décorer. » Il répugne tout autant à l’anecdote. Pourtant, si les films qu’il produit, notamment ceux d’Abbas Kiarostami ou de Krizysztof Kieslowski, tendent vers l’atemporel, certaines œuvres qu’il achète peuvent sembler datées.
Une collection d’amoureux
En homme du XXe siècle mal à l’aise dans le XXIe, Marin Karmitz prend parfois les tics du vieux guérillero. Sur le plan professionnel, il est de son temps, notamment dans ses prospectives en Chine. En revanche, on devine une résistance vis-à-vis de l’art le plus actuel. « Il est plus dans ce qu’il sait que dans ce qu’il peut connaître. Le collectionneur en lui est bien moins ouvert que le producteur », relève un familier. Il reste toutefois indépendant dans ses choix. « Ce n’est pas quelqu’un d’influençable, précise Caroline Bourgeois. Il a besoin de faire sien. » Plus privée que secrète, sa collection ne s’est pas mue en outil de pouvoir. Bien que du côté de Raysse plutôt que celui de Warhol, il n’a pas non plus transformé les artistes français en spadassins. « Il a une collection d’amoureux et non d’homme d’affaires à vendre dans cinq ans avec 50 % de bénéfices, souligne Fromanger. C’est sa chair. » Il revend peu, si ce n’est des œuvres en solitude parmi des ensembles. On l’imagine mal offrir sa collection à l’État. « Je n’aime pas la façon dont les musées traitent les collections », affirme-t-il. C’est toutefois avec un musée, celui de Strasbourg, qu’il aimerait monter une exposition sur la peinture. Un projet ad hoc pour celui qui déclare : « Ce qui me fait vivre, c’est la peinture plus que le cinéma.
(1) Hachette Littératures, 2003.
1938 Naissance à Bucarest.
1964 Création de MK2 Productions.
1966 Comédie, adaptation d’une pièce de Beckett.
1974 Ouverture de sa première salle, 14-Juillet Bastille.
1995 Expose sa collection dans l’exposition « Passions privées » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
2001 Présentation de Comédie à la Biennale de Venise.
2003 Inauguration du multiplexe MK2 Bibliothèque conçu par Jean-Michel Wilmotte, Véronique Kirchner et Serge Barbet.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Marin Karmitz
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°251 du 19 janvier 2007, avec le titre suivant : Marin Karmitz