Pendant six mois, une soixantaine d’institutions de Los Angeles et ses environs se lance dans une opération inédite : examiner en détail la scène artistique de la Californie du Sud, de 1945 à 1980. Initié par la Getty Foundation, ce projet d’envergure offre une image bien plus complexe d’une création souvent réduite au cliché « sea, sex and sun ».
LOS ANGELES - L’envergure de l’opération est inédite. Après avoir nécessité quelque dix années de recherches et de préparation, une soixantaine d’institutions de la grande région de Los Angeles explorent en profondeur, pendant près de six mois, la singulière et multiple nature de la création « made in California », ou plus exactement de Californie du Sud. L’initiative en revient à la Getty Foundation qui, préoccupée par la préservation des documents historiques relatifs à l’art de l’après-guerre, a voulu rendre plus directement perceptible l’immense mémoire artistique de ce second épicentre américain n’ayant jamais tu son originalité. Labellisée « Pacific Standard Time : Art in L.A. 1945-1980 », l’aventure, pour laquelle l’institution a apporté pas moins de 10 millions de dollars (7,4 millions d’euros), est passionnante.
Car, au-delà de son ampleur, la manifestation porte un regard nouveau sur le rééquilibrage opéré par la « montée en puissance » de la création californienne. D’elle on croyait tout savoir ou presque : son aspect décomplexé face à la rigueur dogmatique de la grande sœur new-yorkaise, un goût prononcé pour la transgression, une « cool attitude », une esthétique marquée par la combinaison de la route, de la ville, de la mer et du soleil… Or, si cette lecture est exacte, elle est aussi terriblement réductrice. L’intelligence globale du projet est de démontrer que le caractère rebelle de l’art de Los Angeles tient dans un savant mélange d’innovation formelle, avec une conjonction notable de pratiques tendant à le rendre sexy (le fameux Finish fetish en particulier), et de discours politique à travers un profond engagement en faveur de la reconnaissance des minorités ethniques ou sexuelles notamment.
Un langage totalement libre
Dans une ville saturée d’enseignes, la culture liée au cinéma et aux studios d’animation a généré une imagerie considérable que nombre d’artistes, tels Ed Ruscha, Larry Bell ou David Hockney, ont mis à profit pour générer un langage visuel et conceptuel totalement libre et adepte du contre-courant. Au J. Paul Getty Museum, « Crosscurrents in L.A. Painting and Sculpture, 1950-1970 » dresse ainsi un état assez complet des principales préoccupations de l’époque : la sculpture d’assemblage (George Herms, Ed Bereal…) et le collage (Wallace Berman…) comme lieux de commentaires sociaux, la ville devenue emblème (Vija Celmins, Peter Alexander…) et source d’inspiration avec de nouvelles matières venues des univers du surf ou de la voiture (John McCracken, Judy Chicago…), l’intérêt pour la lumière (De Wain Valentine, Norman Zammitt…). Sans oublier les réactions picturales à l’expressionnisme abstrait, qui, dans les années 1960, donnent naissance à une peinture lisse et géométrisée, mais qui n’en est pas moins empreinte d’une charge psychologique essentiellement portée par la couleur (Helen Lundeberg, John McLaughlin…).
Essentiel à Los Angeles, l’art éphémère et performatif est abordé dans des structures plus légères, tel le 18th Street Arts Center, à Santa Monica, qui propose la relecture de pratiques basées sur le temps et la collaboration, avec des projets de Barbara T. Smith ou Sherrie Rabinowitz et Kit Galloway.
Dans le registre politique, l’importance accordée à la prise de parole des minorités ethniques est manifeste. Ainsi le Hammer Museum se penche-t-il sur la question noire avec un angle d’attaque singulier. Dans un très bel accrochage, « Now Dig This ! Art and Black Los Angeles, 1960-1980 » s’intéresse à la vitalité des artistes afro-américains. Mais, bien qu’initiée sur des travaux abordant les revendications relatives aux droits civiques, l’exposition ne se focalise pas sur les seuls aspects politiques, préférant axer son discours sur la capacité d’innovation des artistes, parmi lesquels John Outterbridge, Senga Nengudi, Charles White, Melvin Edwards ou David Hammons. En outre, les figures conviées ne sont pas exclusivement noires, permettant dès lors de tisser des confrontations avec des plasticiens d’autres origines ethniques, rendant perceptibles des connexions, des influences et des questionnements multiculturels.
Hymne à la diversité
Le Los Angeles County Museum of Art permet, lui, de redécouvrir l’installation choc d’Edward Kienholz, Five Car Stud, qui n’avait plus été montrée depuis la Documenta V, en 1972 à Cassel. Le visiteur-voyeur fait immersion dans une scène de lynchage éclairée par les phares de voitures de blancs torturant un homme noir. La même institution s’intéresse en outre à la question des Chicanos, les descendants d’immigrés mexicains, à travers une formidable rétrospective dédiée au collectif Asco, actif de 1972 à 1987. Partant de préoccupations relatives à la défense des droits civiques, ces trublions facétieux ont envahi les rues du quartier mexicain d’East L.A. et celles du quartier de Downtown pour se livrer à des performances débridées et très mises en scène, où les références mêlant art, cinéma, religion, sexualité et politique sonnent comme de véritables plaidoyers pour le métissage culturel et un hymne à la diversité.
La problématique relative aux Chicanos revêt pourtant des réalités diverses. Avec « MEX/LA : Mexican Modernism(s) in Los Angeles, 1930-1985 », le Museum of Latin American Art, à Long Beach, se polarise pour sa part sur les relations et échanges séminaux entre Mexique et Californie – et la portée des muralistes notamment – ayant abouti à la définition d’une esthétique singulière de la « mexicanité » en art. Un caractère qui, une fois son autonomie acquise, a donné lieu à de savoureuses hybridations, comme en témoigne le projet « L.A. Xicano », au Fowler Museum at Ucla. David Botello imagina en 1972, inséré dans le quadrillage urbain, un centre commercial au kitsch ultime adoptant la forme d’une pyramide aztèque. Los Angeles, ville de tous les mélanges !
C’est sans doute l’exposition la plus impressionnante de « Pacific Standard Time ». Organisée par le conservateur en chef du Museum of Contemporary Art (MOCA) de Los Angeles, Paul Schimmel, « Under the Big Black Sun : California Art, 1974-1981 » prend ses quartiers dans les murs du Geffen Contemporary at MOCA. Très loin des clichés fantasmés du sea, sex and sun, l’accrochage se concentre sur la part sombre de l’art californien, les années 1974-1981 encadrées par la démission du président Nixon et l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan. Une période de désillusion à l’endroit du politique et des institutions, en outre fortement marquée par les séquelles de la guerre du Viêt-nam.
Avec plus de 400 œuvres et objets de 130 artistes, cette part sombre se révèle diablement créative. Alors que le format conceptuel devient ici très politisé (Ilene Segalove, Suzanne Lacy), la catastrophe adopte de nombreux aspects (Bruce Conner, Chris Burden). Les expressions les plus radicales s’affirment sans détour (Paul McCarthy, Llyn Foulkes). Une expérimentation formelle sans artifices questionne la possibilité de l’image (Charles Gaines, Joe Goode) et certains cherchent à changer les règles du jeu (Howard Fried). La fragilité du corps, les incertitudes voire la dualité s’affichent (Gronk, Ellen Brooks, John Baldessari). Les problématiques liées à la ville et l’environnement ne sont pas oubliées (Alexis Smith, James Welling). La démonstration est éblouissante et on en ressort sonné.
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« Made in California »
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Jusqu’en mai 2012, divers lieux, Los Angeles. Informations : www.pacificstandardtime.org
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°358 du 2 décembre 2011, avec le titre suivant : « Made in California »