Art contemporain

L’esthétique de la chute de sable

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 1 septembre 2022 - 581 mots

SAINT-NAZAIRE

Saint-Nazaire -  Certaines œuvres d’art ont la grâce de l’évidence, et Bruit rose de Stéphane Thidet a cette rare qualité.

Installée au LiFE, dans l’ancienne base sous-marine de Saint-Nazaire, c’est une cascade de sable, mais d’un sable tout particulier, puisqu’il est fait de coques de noix broyées. Il s’écoule, nimbé d’une lumière dorée, au milieu d’un paysage dunaire, entre les épais murs de béton de l’alvéole 14. De l’aveu de l’artiste, cette idée toute simple, et pourtant irréelle et bien compliquée à mettre en œuvre, est née d’un « désir de chute ». Elle prolonge sa tentation d’embrasser dans une même sculpture le paradoxe d’une érection qui coïnciderait avec un effondrement. Fidèle à cette obsession, Stéphane Thidet est, de longue date, familier des fluides et des tas. Il aime mobiliser sans y mettre la main de grands volumes de matière brute pour affirmer d’un seul coup d’œil leurs proportions massives et leur fragilité. À Saint-Nazaire déjà, il présentait en 2009 un terril de deux tonnes de confettis tout noirs ; au château de Versailles, un paysage post-apocalyptique sculpté dans la glace (Bruit blanc, 2017) ; à la Biennale de Lyon, une dune de chaux où se dessinait l’empreinte circulaire d’une roue de moto (Le Silence d’une dune, 2019). De même, Bruit rose a été conçu en écho à une autre chute, d’eau cette fois, sur la façade de l’opéra Graslin à Nantes (Rideau, 2020). Si l’épidémie de Covid-19 et l’aménagement d’un vaccinodrome dans la base sous-marine n’avaient contrarié ce projet, les deux œuvres auraient d’ailleurs dû être présentées en même temps et former un diptyque tendu entre humidité et sécheresse. Mais l’exposition nazairienne fut repoussée trois fois et a bien failli ne jamais voir le jour. Du reste, elle pourrait être la dernière du Grand Café au LiFE, la municipalité ayant d’autres projets culturels pour le lieu, en lien avec la mise en valeur du patrimoine local.

Au fond, les aléas de l’air du temps ne desservent pas l’installation présentée à la base sous-marine. Ils donnent même un petit supplément d’âme à ce reflet quasi théâtral d’un imaginaire contemporain pétri d’effondrement. En figurant une chute sèche, Bruit rose donne à voir une image juste de notre temps. Elle dit l’épuisement de nos modèles et de nos ressources et décrit la progression d’un monde aride comme le fruit d’une fabrique industrieuse : évasif sur la façon dont fonctionne l’œuvre, conçue avec le soutien technique d’une équipe d’ingénieurs des Ateliers Puzzle (Nantes), Stéphane Thidet n’en occulte pas pour autant le caractère machinique. S’il ne se voit pas, le mécanisme de la chute se décèle en effet à une série de claquements. Ils perturbent le « bruit rose » qui donne son titre à l’installation, et figurent justement pour les acousticiens la régularité d’une cascade. Cette composante sonore est l’un des nombreux déplacements à l’œuvre dans le paysage romantique présenté au LiFE. Elle redouble un système d’échos, de leurres et de contrepoints, qui articule labilité de l’écoulement et solidité du béton alentour, joue des proximités formelles entre les coques de noix, le sable et l’eau, et oppose au cycle perpétuel de la cascade le caractère historique et patrimonial du lieu où elle se perpétue. Image du temps qui passe – la chute évoque aussi le sablier –, Bruit rose défait ainsi, tout en l’affirmant, le récit collapsologue. Elle a beau faire écran, rideau, et peut-être mirage, elle n’en ouvre pas moins sur un horizon temporel élargi, pourquoi pas infini, en vertu d’un de ces paradoxes chers à Stéphane Thidet…

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°757 du 1 septembre 2022, avec le titre suivant : L’esthétique de la chute de sable

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