Pour les vitrines de Balenciaga ou Hermès, elle avait dessiné des personnages composés de gants, de mouchoirs noués, des chevaux de passementerie et de cordonnets de soie. Janine Janet était l’héritière des fantaisies de l’âge baroque, fascinée par les frontières de l’artifice et du naturel. Hommage à une « bricoleuse de génie » disparue tout récemment.
Janine Janet passa le mois de septembre 1959 à d’étranges occupations : elle fixa des coquillages roux, lisses (pour les yeux) et des épines d’oursin (pour les lèvres) sur la tête d’une statue dont la bouche devait cracher des rubans ; elle imposa des yeux de plastique peint à une jeune femme vêtue de caoutchouc que la colle faisait pleurer ; elle découpa, colla, frisa des centaines de plumes de papier blanc sur une créature de papier mâché, qu’il fallait actionner à la sauvette ; elle composa, moula, articula, truqua, dévida... Le quotidien en somme pour quelqu’un ayant consacré sa vie entière à l’artifice.
Petite main de Jean Cocteau
Elle avait été présentée à Jean Cocteau par Francine Weisweiller, qui l’avait découverte chez Balenciaga dont elle exécutait les vitrines. Il lui revint d’interpréter, c’est-à-dire de donner corps aux croquis de Cocteau pour le Testament d’Orphée. Elle fit merveille, et laissa échapper deux feuillets couverts de dessins qui tombèrent à l’eau au milieu d’étoiles de mer rouges, ce qui lui parut un bon présage. « Madame Janet est une fée, conclut Cocteau, c’est l’artisanat du miracle. »
L’imperceptible frissonnement des ailes de son sphinx de papier, l’aspect hiératique et menaçant de son Tirésias à trois yeux, qui refusa longtemps de fonctionner, lui opposant la résistance d’un « vrai » personnage, ou les masques d’Anubis portés par les hommes chiens dans le Testament d’Orphée sont sans doute ses images les plus connues ; mais qui sait qu’elles ont Janine Janet pour auteur ? « Plus merveilleux que d’écrire des folies, insista pourtant Cocteau, c’est de les voir réalisées. » Et Janine Janet fut tout au long de sa carrière la main invisible qui « réalisa ». Peintures, dessins, sculptures, céramiques, décors de vitrines et de papiers peints, rien ne semblait devoir lui résister, et elle passa allègrement, en apparence, d’un support, d’un matériau à un autre. Son savoir-faire, sa maîtrise de la technique furent, à en juger par la diversité de son invention, sans limites ; et on peut paradoxalement imaginer que cette virtuosité même la desservit : c’est qu’elle trouble les limites des arts appliqués et du « grand » art, de l’artisanat et de la sculpture, opposition dans laquelle l’époque aime paresseusement à se retrouver. L’anthropologue Claude Levi-Strauss voit dans le bricolage l’une des catégories les plus hautes de l’activité humaine. Janine Janet pourrait être décrite, de la manière la plus neutre, la plus juste possible, comme une bricoleuse de génie. Elle eut un trajet des plus classiques, et fit souvent état d’une formation académique dont elle ne refusa jamais l’héritage. Moins par respect aveugle ou goût de la réaction que parce qu’elle y voyait l’unique occasion d’acquérir un vocabulaire et de fonder une véritable maîtrise des matériaux et de la forme. On ne tiendra pas pour accessoire, de ce point de vue, qu’elle ait été l’élève de Cassandre : même torsion chez l’un et chez l’autre des motifs classiques, même goût du baroque et du surréel. C’est par l’entremise d’Annie Beaumel, mythique régisseuse des vitrines d’Hermès, que Janine Janet entra dans le monde très particulier, un monde privé, qui devait être le sien pendant plus de 20 ans. Les historiens s’intéresseront un jour à cette forme d’art – la scénographie des vitrines – qui s’épanouit remarquablement à Paris jusque dans les années 60, et dont la dernière héritière serait aujourd’hui Leïla Menchari, qui prit la succession d’Annie Beaumel chez Hermès. Divers facteurs concoururent à cet épanouissement : l’émergence et l’affirmation des maisons de couture au sortir de la guerre, l’influence générale et diffuse de l’imagerie surréaliste, la volonté de porter au plus haut ce que le philosophe Walter Benjamin aurait appelé la fantasmagorie de la marchandise, cette scénographie qui sublime l’objet au point de le faire disparaître. Rien n’était épargné dans la mise au point de ces vitrines, ni le temps, ni l’argent. Les matériaux les plus pauvres s’y mêlaient aux plus riches. Annie Beaumel officiait chez Hermès, Jeanne Louvet chez Christophe, Janine Janet chez Balenciaga, qui eut sur elle une influence déterminante et pour lequel elle exécuta ses créations les plus marquantes. Mises en scène du luxe, ces décors s’offraient le luxe suprême d’être éphémères. Le travail de semaines et de mois se dispersait d’un coup lors du démontage. Du paysage parallèle que dessinèrent ainsi pendant plusieurs décennies les boutiques parisiennes, ne reste rien que quelques photos ou des membra disjecta. Pour le magasin Henry à la pensée, Janine Janet composa des personnages à partir de gants et de mouchoirs noués ; pour Balenciaga elle fit surgir l’année suivante un parfumeur d’une cornue et de papier filtre ; elle imagina des motifs de fougères de paille, de graines et de pelures d’oignons ; elle exécuta, toujours pour Balenciaga, de célèbres personnages sculptés dans le tilleul et couverts de clous ; elle façonna pour Givenchy des chevaux de passementerie et de cordonnets de soie ; elle imagina plus tard des licornes couvertes de pétales de tissu ; elle fit, pour le Salon des Antiquaires en 1962, d’un gigantesque buisson de coraux un présentoir pour des pièces d’orfèvrerie...
L’obliquité d’un muscle du cou ou le volume d’un sein
« L’irréalité a des règles strictes », affirmait Cocteau. Et le souci de Janine Janet fut d’assurer la qualité formelle, morphologique, esthétique de ces objets « transitoires », d’utiliser « la brusque inversion d’un revêtement de coquillages pour souligner l’obliquité d’un muscle du cou ou le volume d’un sein », de fonder pour ainsi dire en substance, ce qui aurait pu n’être qu’un art de la surface ou du revêtement ; la logique du matériau servait toujours celle de la forme. Elle procédait à l’échelle, suivant les règles de l’art, modelant la cire, l’argile ou le plâtre, « massant » progressivement, agrandissant au compas. L’habileté d’exécution n’est rien évidemment sans la puissance d’un imaginaire, et c’est cette puissance qui s’affirme d’emblée dans les créations qu’elle essaima d’un bout à l’autre de sa carrière. Elle ne cessa de se référer au jeu des éléments : l’eau, la terre et le feu, la légèreté de l’air, le minéral et le végétal furent ses points de référence constants. Elle rattachait cette fascination, tout naturellement, aux paysages d’une enfance passée à la Réunion, dans la proximité de la mer et des coraux, des récifs et des madrépores. Et la plupart de ses créations sortent d’un univers d’écume et de sable, d’os et de bois rongés, sculptés par le sel, polis par la mer : reliques naturelles, esquilles, corps translucides.
Soucieuse, de façon parfois naïve, d’affirmer son originalité, Janine Janet refusa obstinément généalogies et influences. Mais les objets qu’elle imagina semblent tous faits pour illustrer les typologies du baroque qu’élaborèrent en leur temps Pierre Charpentrat ou Jean Rousset : son imaginaire est placé sous le signe du passage, de l’échange des règnes et des éléments. La métamorphose est son objet, l’hybride son élément : sphinges, naïades, dryades, centaures, sirènes, licornes, rien ne semble échapper chez elle au vertige de l’intermédiaire, à la loi du croisement. Fascinée par les frontières de l’artifice et du naturel, elle appartient de plein droit à l’histoire de la curiosité, telle que la formula l’âge baroque et que la réinventèrent quelques amateurs au milieu du XXe siècle. On parlait, au XVIIIe siècle, en Italie, de macchine di gioia pour désigner les chars d’apparat et les fabriques éphémères destinés à certaines parades au cours de l’année. La jubilation, le luxe de détail et des matières, la virtuosité discrète, l’éclat et la fragilité : autant de qualités de la parade, qui sont aussi celles des machines de joie de Janine Janet. Et il nous appartient de préserver cette œuvre singulière et secrète qui semble se placer toute entière sous l’invocation de cette phrase de Marcel Schwob : « toute construction est faite de débris et rien n’est nouveau en ce monde que les formes. »
Les travaux de Janine Janet ayant été par essence éphémères, il est difficile de retrouver ses œuvres autrement que sur des photos ou sur la pellicule des films puisqu’elle dessina les costumes du Testament d’Orphée de Cocteau. Plus difficile encore, lorsque quelques-unes de ses œuvres apparaissent sur le marché (comme ce fut le cas sur le stand de la galerie Olivier Watelet lors de la Biennale des Antiquaires de 1998 avec une très étonnante Esclave libérée drapée d’améthystes) de leur attribuer un prix. La pièce est si rare qu’elle n’a pas de cote.
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Les machines de joie de Janine Janet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : Les machines de joie de Janine Janet