Après une résidence à la Casa de Velázquez, à Madrid, Laurent Proux investit les murs du Musée de l’abbaye de Saint-Claude, dans le Haut-Jura, où il expose ses peintures grand format qui mettent en scène les ouvriers de cette région industrielle. Rencontre avec l’artiste devant ses toiles accrochées dans le musée, puis dans son atelier de Montrouge, en banlieue parisienne.
Il a longtemps peint le vide, comme gêné de représenter l’humain. Pour autant, dans ses premiers paysages industriels, dans ses peintures de machines ou de postes de travail désertés par les travailleurs, ce sont toutes les traces de vie qu’il essaie de fixer sur ses toiles. L’absence est une présence forte dans ses peintures, méticuleuses, métalliques, dans lesquelles Laurent Proux (né en 1980) s’attache à figurer avec une grande précision les écritures présentes sur des feuilles de notes, des cartons d’emballage. Un travail d’archéologie comme pour donner un sens aux traces d’une civilisation éteinte. S’il faut voir dans ce travail sur les espaces industriels désertiques l’influence de celui auprès de qui il s’est formé, le peintre Yves Bélorgey (né en 1960) dont l’œuvre s’est beaucoup intéressé à la critique des habitats collectifs périphériques, il y a aussi une dimension intime dans cette recherche, celle du père de l’artiste, décédé, qui travaillait lui-même dans ces espaces industriels. Laurent Proux prend le temps d’apprendre. Après les Beaux-Arts de Lyon, il se nourrit de Gustave Courbet, de Pierre Bonnard, de Francis Bacon. Eux savent, à ses yeux, peindre les corps et les émotions. Avant de saisir lui-même la figure humaine, il veut affiner sa technique, et sans doute vaincre des résistances enfouies. Les lieux industriels sont des espaces expérimentaux, des natures mortes à l’esthétique puissante. Pour lui, « les plus beaux tableaux sont ceux dans lesquels il y a une naissance, un geste qui se trouve, comme si l’expérience du réel devenait coexistence du sujet ».
La figure arrive dans son travail par bribes. D’abord par le collage : il peint des machines rotatives qui recrachent les membres au-dehors, des morceaux de corps qui s’en échappent. Le graphisme travaillé laisse émerger une inquiétante étrangeté, dans une représentation réaliste et symbolique de l’accident du travail. La figure humaine se déploie aussi peu à peu sous forme chimérique et monstrueuse. Laurent Proux signe de grandes toiles oniriques où la nature englobe des êtres, comme dans la série « Under the Trees » qui, dans une inspiration à la fois surréaliste et mythologique, entremêle la terre et des « presque portraits » dans des paysages arcadiens. Les jambes se confondent en troncs d’arbres, les corps deviennent végétaux, entretenant entre eux un rapport érotique, complexe, voire malaisant. De ces morceaux de corps, Laurent Proux a fabriqué des pantins de papier qu’il humanise, « un peu comme Pinocchio ». À mi-chemin entre le macabre et le poétique, cet entre-deux entretient une forte tension. À une question posée à l’artiste sur ses obsessions, il prend le temps de réfléchir, de mettre des mots sur un rapport au corps qui oscille entre le vide et le plein. « Je ne sais pas comment en parler, je pense que j’aime bien les structures caverneuses dans le corps, quand le corps devient un peu grotte, et j’aime bien les choses coupantes en peinture. J’aime le sentiment d’intimité qu’on entretient avec un endroit du corps qui va être comme une zone insulaire un peu paradisiaque où l’on aurait envie de passer sa vie, et quelque chose qui se coupe juste après. J’ai beaucoup peint les plis, les angles de bras avec deux bouches et un coin de visage, pour donner l’impression d’être au ras des choses et d’un coup dans une intimité un peu folle. Et il y a quelque chose de coupant, de très net et d’inquiétant, parfois les choses agréables peuvent tourner au cauchemar. J’aime montrer une certaine sexualité conditionnée par une certaine monstruosité, il y a cela dans mon obsession du réel. Ma première obsession, c’est le réel. »
On comprend mieux dès lors le trajet que l’artiste opère entre les peintures fantastiques et les peintures réalistes des portraits des ouvrières et ouvriers de Saint-Claude, d’autant que l’espace qui lui est alloué au Musée de l’abbaye où figurent 45 œuvres (peintures et gravures) est une mise en scène éclairante des évolutions et des antagonismes de son travail. « Je vais de plus en plus vers la figuration du réel, comme un atterrissage », explique-t-il, à propos de la série de tableaux produits pour le musée (près de la moitié des œuvres exposées). Les chimères ont quitté la toile pour un moment. Les représentations des corps ont des proportions réalistes. Les modèles sont des travailleurs, non familiers de l’art et encore moins de l’art contemporain, qui sont pour la première fois de leur vie les sujets d’un travail artistique. « On voit depuis quelques années quelques jeunes peintres très talentueux qui se réapproprient le médium de la peinture à l’huile, explique Valérie Pugin, la directrice du musée sanclaudien. Tout cela dessine un lien philosophique et un engagement très fort sur notre territoire, son passé et son présent industriel. Nous avons cherché des entreprises où Laurent Proux pouvait construire son projet. Il souhaitait en trouver dans le domaine du bois, comme des scieries par exemple, qu’on peut observer dans Les Constructeurs. La Pessière par exemple. »Laurent Proux a donc travaillé avec les salariés d’entreprises locales comme Chacom, Guichard, Jeantet, l’ESAT, d’où il tire notamment la pièce maîtresse de l’exposition intitulée Tir à l’arc, aux dimensions imposantes (200 x 360 cm), en utilisant les codes et les effets de réalisme de la peinture historique, où les personnages sont presque à l’échelle 1. Dans cette scène, presque photographique, pour la première fois, un personnage du tableau nous regarde, brisant le quatrième mur, comme une transgression. Cette toile dépeint des personnes en situation de handicap dans leurs actions du quotidien. Les individus sont comme pris sur le vif, dans une impression de pose figée et imposée. L’espace fortement structuré et mécanisé de l’atelier ainsi que les chorégraphies millimétrées du travail mettent la peinture au défi, en même temps qu’elles tendent au spectateur un miroir permettant une distanciation comme une identification. L’artiste réalise ses grands formats à l’huile parfois en une semaine seulement, confie son galeriste Benoît Porcher, fondateur de la galerie Semiose qui représente l’artiste depuis plus de dix ans : « C’est un artiste qui a une culture de l’histoire de l’art immense, et quand il s’engage, il y va à fond, il ne reste pas à la surface, travaillant du matin à la nuit. » L’artiste confirme : « Tant que le tableau n’est pas fini, c’est comme une plaie coalescente qui ne cicatrise pas, quand l’œuvre est finie on retrouve une peau, tant que le tableau n’est pas fini c’est une question taraudante, c’est angoissant. » La dimension sociale du travail artistique réalisé in situ est nouvelle. On y retrouve le corps-machine présent dans les autres œuvres, mais il n’est ici ni sexualisé, ni poétisé, mais politisé. Et l’on comprend mieux comment l’artiste apporte une réponse formelle différenciée à deux problématiques qui semblent s’opposer, mais qui se rejoignent : le corps au travail et le corps libéré dans une nature fantasmée. L’arbre et la machine : deux recherches vers un même questionnement sur l’énigme irrésolue de l’humain.
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Les corps-machines de Laurent Proux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°784 du 1 avril 2025, avec le titre suivant : Les corps-machines de Laurent Proux