En quête de « nouveau », Benjamin Vautier incarne depuis les années 1960 un art d’attitude comme le révèle cet automne la grande exposition (enfin à Paris) de ce défenseur des minorités et des particularismes dans un Musée Maillol fraîchement rénové.
Transposez-vous dans le temps. Nous sommes en 1970. Vous avez tout juste une bonne vingtaine d’années. Vous êtes étudiant, inscrit en histoire de l’art à la Sorbonne. Mai 68 est déjà derrière vous, mais les traces sont encore nombreuses. Dans la tête, surtout. Vous vous promenez à Paris, dans le 6e arrondissement, entre Saint-Germain-des-Prés et Odéon, là où bat le cœur vif de la scène artistique parisienne. Vous n’avez que vingt ans, mais vous avez soif d’aller au-devant de propositions artistiques nouvelles. Alors que vous remontez la rue Bonaparte, votre regard est subitement interpellé par la vitrine d’une galerie que vous ne connaissez pas et qui expose des œuvres comme vous n’en aviez encore jamais vu. Sur fond de toiles noires sont inscrites toutes sortes d’écritures blanches aux énoncés pour le moins singuliers : « Dieu existe », « Tout est art », « Signé Ben », etc. Un vrai choc, tout à la fois visuel et mental.
Pudeur ? Intimité ? Vous n’osez pas pousser la porte de la galerie dont l’enseigne porte le nom de Daniel Templon et sur la vitrine de laquelle est accrochée en hauteur une grande banderole portant ces mots : « L’ART EST INUTILE RENTREZ CHEZ VOUS ». Vous restez là, médusé, à parcourir des yeux l’intérieur de la boutique et lire chacune des sentences peintes en surface des œuvres exposées. Jamais plus vous ne pourrez oublier ce moment où s’ouvre à vous tout un monde de libertés jusqu’alors impensables. Vous venez de faire l’expérience de l’art contemporain dans ses extensions conceptuelles les plus extrêmes et vous continuez votre route, porté par une bonne humeur soudaine. Vous venez de découvrir le travail de Ben.
« Je suis ce que je suis »
L’art de Ben est requis tout à la fois par un esprit de provocation, le soin d’une critique acerbe et le pur plaisir du langage. Né à Naples il y a quatre-vingt-un ans, installé à Nice il y en a soixante-sept, Benjamin Vautier dit Ben est une figure à part dans le paysage artistique international. Une figure singulière au premier sens de ce qualificatif quand il signale une originalité absolue. Il a beau s’inscrire dans la tradition rebelle de Dada, avoir participé à la fondation de Fluxus, multiplié les actions d’agit-prop, Ben n’est d’aucun parti, d’aucune école, d’aucune chapelle ; il n’appartient qu’à lui-même. Il est résolument ego, le revendique haut et fort, jusqu’à en avoir fait la marque d’une attitude et lui avoir donné toutes les formes possibles et imaginables qui puissent être. « Face à ces milliers de cartons d’invitation qu’on reçoit qui ne sont que des véhicules d’ego, l’ego des galeries, l’ego des musées, l’ego des artistes, il n’y a qu’un moyen de gagner : il faut devenir un mythe », déclarait-il dans les années 1980. Pour devenir un mythe, il a fait de son ego la dynamique intrinsèque à son travail. « Le problème, ajoute Ben, est qu’on ne devient pas un mythe en voulant en être un ou en envoyant des invitations. On devient un mythe quand des gens commencent à raconter des blagues sur vous. » De fait, qui dit mythe dit récit et, de ce point de vue, il y a de quoi dire sur Ben, blagues ou non.
« Je suis ce que je suis », affichait encore tout récemment le carton d’invitation d’une de ses expositions personnelles, l’air de dire : « Et si ça ne vous plaît pas, c’est la même chose ! » Il est comme ça Ben, impertinent, imprévisible, intrépide, déconcertant, agressif, ironique, etc. Un jour, il n’a « Rien à dire » ; un autre, il se plaît à haranguer le public de son vernissage en grimpant sur une estrade et en vociférant dans un micro ; un autre encore, il vous invite à vous asseoir devant une grande glace, à vous regarder et à constater que vous êtes une sculpture vivante ! Comme on fait son lit, on se couche, il lui arrive même de recevoir le public dans son lit. Voire à y inviter quelqu’une. Philosophe, il déclare que « la mort n’existe pas » ; psychologue, il assure que « c’est le courage qui compte » ; ethnologue, il affirme qu’il n’y a « pas de peuple sans sa langue ». Passé maître ès communication, Ben s’installe à une table, un verre d’eau à portée de main, un tableau noir derrière lui sur lequel est inscrit à la craie blanche : « Je réponds à toutes les questions », et il attend qu’on les lui pose. Il est paisible, tout habillé de noir, son téléphone suspendu autour de son cou. Gare à celui qui voudrait le mettre en défaut : Ben a réponse à tout.
Une panique existentielle
Tandis que d’aucuns le considèrent comme un sympathique touche-à-tout, que d’autres jugent qu’il est un joyeux plaisantin, certains relèvent – comme le note Bernard Blistène, alors jeune conservateur à Beaubourg –, qu’« au-delà du beau, [Ben] s’inquiète du Nouveau ». Il cite alors l’artiste déclarant : « Le Nouveau chez l’individu créateur est résultat d’agressivité intelligente. On ne fait du nouveau que pour être supérieur aux autres. » En quête de formes sans cesse nouvelles, tour à tour intempestives, invasives, décalées, Ben s’autorise tous les possibles selon son adage préféré que « Tout est art », donc qu’il y a « No limit ». La grande force de l’artiste est de ne jamais s’arrêter. Il est l’image même de ce qu’est la logorrhée et l’on comprend qu’il ait trouvé son compte auprès de Fluxus. Mais Ben est tout sauf un long fleuve tranquille. En fait, quelque chose d’une panique existentielle l’anime au plus profond de lui, qu’il refuse de considérer, contre quoi il se bat et qu’il n’a de cesse de noyer sous les flots de son imagination.
Écriture, objet et image sont les trois clefs de voûte de son système esthétique. Si, au tout début, Ben expérimente toutes sortes de tentatives picturales à la « recherche des formes », accordant à la banane un statut privilégié de signature, les premiers mots apparaissent dès la fin des années 1950 et opèrent comme autant de signes qui vont très vite être associés à l’aventure de son Magasin. D’abord petite échoppe de librairie, il devient celui d’une sorte de foire à livres, à disques et aux objets les plus divers pour finir en véritable work in progress et constituer une sorte d’architecture-sculpture proliférante, proche de l’idée d’œuvre d’art totale telle que l’époque en érigeait alors le concept à la mesure accomplie du rapport entre l’art et la vie.
Œuvre manifeste, « le Magasin possède une valeur historique autant qu’esthétique », affirme Ben, tant il passe à ses yeux pour être emblématique de l’avènement dans le champ des arts plastiques du mot, d’une part, de l’objet, d’autre part, et qu’il est à l’échelle architecturale du concept de ready-made, cher à Duchamp. Si, à considérer l’attitude du Niçois, la référence à l’auteur du Grand Verre est souvent récurrente, elle l’est toujours dans cette forme d’excès et de surenchère qui caractérise chacun de ses faits et gestes. Ben voudrait-il pousser à l’extrême le projet de Duchamp, il ne s’y prendrait pas autrement. Avant même qu’Harald Szeemann ne le proclame en titre d’une exposition qui fera date (« Quand les attitudes deviennent forme », à la Kunsthalle de Berne en 1969) et à laquelle il n’a pas pensé à tort l’inviter, Ben défendait d’ores et déjà l’idée d’un art d’attitude.
Grand défenseur des particularismes et des minorités, pourfendeur de la pensée unique, Ben est un artiste hors norme. Hors temps, aussi, parce qu’une œuvre de Ben n’a pas besoin d’être datée : elle est. L’artiste s’empare chaque fois des situations qui lui sont proposées pour les absorber dans son écosystème – son « egosystème » ? –, les retourner en tous sens et finalement nous ouvrir grand les yeux sur la fabuleuse puissance du créatif. Si l’on pouvait ne pas être trop étonné de le trouver à Bâle en 2015, au Museum Tinguely – un autre de ses semblables tout aussi libre de propos et d’inventions plastiques –, « Ben au Musée Maillol » n’était pas vraiment du plus attendu. Mais précisément, il ne faut jamais penser le trouver là où on l’attend. Dans cette façon d’occuper le territoire, Ben acte un principe qui lui est cher, celui de l’appropriation. Dans le catalogue de sa rétrospective à Marseille en 1995, Nicolas Bourriaud notait : « Ben produit de l’art comme les empereurs chinois de jadis, en faisant le tour de leurs terres, se les appropriant par le simple sceau de leur regard. Il lui faut tout d’abord faire le tour de ce qui pourrait lui appartenir ; puis, par l’application de son principe de productivité, distinguer et agrandir un geste ou un aspect du réel pour en faire une œuvre d’art. » Après que Ben s’est approprié Maillol, pour sûr notre regard sur le sculpteur ne sera plus jamais le même.
Les franchises du philosophe
Actions, peintures, dessins, sculptures, assemblages, installations, forums de discussion, journal, etc., Ben est un touche-à-tout d’une totale indépendance d’esprit. Pas un mode ne lui échappe. « Dans le même esprit, Diogène et Ben usent de la liberté de langage et de celle de tout dire, a fortiori ce qui scandalise le plus », écrivait Philippe Vergne dans le catalogue marseillais. « Les chroniques de Ben dans la presse, ou cette vérité à propos de tout et de tout le monde, sur le mode du persiflage, relèvent de plein droit, poursuit Philippe Vergne, de cette franchise du philosophe cynique qui invite à tout révéler, même et surtout le pire. » Les informations de sa newsletter sur Internet ne manquent pas non plus de piquant et de diversité. Il suffit d’aller sur www.ben-vautier.com pour y découvrir tout à la fois et pêle-mêle : Nouveautés du moment/radio free ben/radio Nice démangeaison/le film du jour/l’image du jour, etc., sans parler d’un sommaire illustré qui pète le feu et qui ouvre sur pléthore d’entrées. À se demander si Ben dort, si Ben mange, si Ben se repose. La réponse est évidemment non. Ben n’arrête jamais. C’est un stakhanoviste de l’art.
Début juin, dans sa newsletter titrée CARTES SUR TABLE, l’artiste selon ses habitudes consacre un petit segment à « BEN SUR BEN ». Il écrit : « J’hésite ce matin à me définir raté, génie méconnu/idiot de village/artiste bidon/de la boursouflure/ou plus important qu’on croit ? » Laissons à chacun se faire un point de vue. Une chose est sûre, Ben est un artiste incontournable, il a une œuvre monumentale dont l’expérience et la fréquentation – tout comme celle de l’individu, au demeurant un homme affable, drôle, cultivé, attentif au monde et à l’autre – sont une garantie de santé et de salubrité mentales. « Que croyez-vous que soit un artiste ?, demandait Picasso. Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien, ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même s’il est boxeur, seulement des muscles ? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à son image. » Tel est Ben.
18 juillet 1935 : Naissance de Benjamin Vautier à Naples (Italie)
1962 : Il rencontre George Maciunas et rejoint le groupe Fluxus
1965 : Exposition « Ben doute de tout » dans son magasin « Laboratoire 32 », à Nice
1987 : Première exposition personnelle au Musée de Céret et au Centre d’art de Labège à Toulouse
1995 : Première rétrospective au Musée d’art contemporain de Marseille et inauguration du Mur des mots, à Blois
2001 : Rétrospective au Musée d’art contemporain de Nice
2010 : « Ben, strip-tease intégral » au Mac de Lyon
2013 : Ouverture à Blois de la Fondation du doute
2016 : Rétrospective au Musée Maillol, à Paris
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L’egosystème Ben
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Abonnez-vous dès 1 €« Tout est art ? Ben au Musée Maillol », du 14 septembre 2016 au 15 janvier 2017. Musée Maillol, 61, rue de Grenelle, Paris-7e. Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 18 h 30, nocturne le vendredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 12 et 10 €. Commissaires : Andres Pardey et Ben. www.museemaillol.com
« Ben est partout », du 25 juin au 31 décembre 2016. Musée d’art contemporain Saint-Martin, 1, avenue Saint-Martin, Montélimar (26). Ouvert tous les jours de 11 h à 18 h. Tarifs : 4 à 2,50 €. www.montelimar-sesame.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°693 du 1 septembre 2016, avec le titre suivant : L’egosystème Ben