Son exposition « Requiem » se déploie sur le site des Alyscamps, préfigurant l’ouverture, d’ici à l’été 2022, de Lee Ufan Arles, un lieu qui abritera les œuvres du peintre et sculpteur.
Officiellement, Lee Ufan est né en 1936. « Sa carte d’identité lui donne quatre-vingt-cinq ans. Mais il est d’une génération et d’une région de Corée du Sud où les parents traînaient souvent un an ou deux avant de déclarer les naissances. Si bien qu’il a sans doute plutôt 86 ou 87 ans », raconte sa collaboratrice Esra Joo, dans le catalogue de l’exposition « Requiem » (Actes Sud). Dans le village de montagne où il grandit, on lui inculque cependant le goût de la poésie, de la calligraphie et de la peinture. Alors que la Corée, libérée de la domination japonaise, se trouve divisée après la guerre entre le Nord et le Sud, le jeune homme fait le choix inattendu de partir à Tokyo en 1956. Comment un étudiant coréen immigré au Japon en vient-il, au début des années 1960, à étudier avec ferveur les textes de Merleau-Ponty, Nietzsche ou Heidegger ? C’est l’un des secrets de cet intellectuel décrit par ceux qui l’approchent comme peu expansif. « Il écrit beaucoup et parle peu », résume l’historien de l’art Alfred Pacquement. Tandis que la dialectique occidentale lui ouvre un nouveau champ de réflexion, Lee Ufan s’intéresse également au mouvement de l’abstraction américaine. Cette vision élargie du monde, et des idées, le conduit à théoriser les bases philosophiques d’une nouvelle esthétique, le Mono-ha. Il commence à exposer ses sculptures et fait partie des artistes asiatiques sélectionnés pour la Biennale de Paris en 1971. C’est son premier séjour en Europe, avant un arrêt à New York sur le chemin du retour. Sa carrière internationale débute. En 1997, il rencontre Esra Joo, une Coréenne polyglotte basée à Paris qui promeut les artistes de son pays et devient son bras droit. Figure majeure de la 52e Biennale de Venise en 2007 avec son exposition « Résonances », Lee Ufan, représenté par plusieurs galeries de premier plan (Kamel Mennour à Paris, Lisson à Londres, Pace à New York…) se voit consacrer en 2010 un musée sur l’île de Naoshima, au Japon, dont il cosigne l’architecture avec Tadao Andō.
Alors qu’il participe en 1986 à l’exposition « Japon des avant-gardes, 1910-1970 », au Centre Pompidou, Lee Ufan commence à séjourner plus longuement à Paris, où il dispose dès cette époque d’un atelier. Il fréquente les artistes français, notamment Christian Boltanski, auquel les clochettes métalliques de son œuvre The Requiem Path rendent un hommage discret dans l’exposition « Requiem ». Une rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de paume en 1997, une autre au Musée d’art contemporain de Saint-Étienne en 2005, l’invitation, en 2014, à investir le château de Versailles : la France se met à aimer passionnément Lee Ufan. Et cet attachement est réciproque. La carte blanche que lui offre Versailles constitue d’ailleurs, selon Alfred Pacquement qui en a assuré le commissariat, un défi autant qu’un moment charnière. « Il y conçoit son arche monumentale, devenue une œuvre très emblématique », observe l’ancien directeur du Mnam : dans l’axe du jardin royal, cette sculpture de métal calée par deux pierres à ses extrémités invitait le visiteur à la traverser. « La perspective du jardin en paliers successifs, imaginée par Le Nôtre, était ainsi soulignée par ce poste d’observation dont Lee Ufan concevra plus tard une version définitive à Naoshima, face à la mer. » L’artiste noue également des liens d’amitié avec le fondateur d’Actes Sud, Jean-Paul Capitani, qui publie en 2013 sa première monographie en français, au point que ses fréquents séjours à Arles le convainquent d’y établir un lieu d’expositions. Cet amoureux de civilisation antique est aussi un amateur de grands crus et l’intellectuel introverti peut à l’occasion se muer en bon vivant. « À la fin du montage de “Requiem”, il a invité tous les intervenants du projet à dîner et a lui-même servi le vin ; c’était un beau geste », témoigne l’ingénieur qui a supervisé l’exposition.
« Lee Ufan a été un chef de file pour les deux mouvements que sont le Mono-ha au Japon et plus tard le Dansaekhwa en Corée. Le premier s’intéresse à la sculpture et aux œuvres tridimensionnelles, le second à la peinture monochrome », explique Alfred Pacquement. C’est à la fois en tant que théoricien et en tant qu’artiste que Lee Ufan participe au Mono-ha, actif de la fin des années 1960 au milieu des années 1970. Courant de pensée davantage que mouvement, le Mono-ha (l’« école des choses » en japonais) constitue pour l’art asiatique un changement de paradigme faisant écho aux révolutions esthétiques qui ont lieu en Europe et aux États-Unis à la même époque, et notamment à l’arte povera. Loin des codes traditionnels, la sculpture s’y définit par l’absence de socle et le recours à des matériaux bruts, sans magnifier le geste de la main. « L’œuvre déterminante des débuts de ce groupe (Phase-Mother Earth) n’est pas une œuvre de Lee Ufan mais de Nobuo Sekine, rappelle cependant Alfred Pacquement. Il s’agit d’un cylindre de terre placé à côté de son lieu d’extraction également cylindrique. Mais Lee Ufan est celui qui, imprégné de ses lectures philosophiques, a conceptualisé le mode de pensée des artistes de cette génération. »
« Voir, choisir, emprunter ou déplacer font déjà partie de l’acte de création », selon Lee Ufan. La rencontre est une notion centrale dans son travail ; elle se retrouve dans sa série Relatum, dénomination adoptée à partir de 1972 pour désigner de façon générique ses œuvres sculpturales. Pierre et plaque d’acier, pierre et toile vierge, métal et coton… : ces pièces associent systématiquement un élément naturel avec un matériau industriel. Mais la rencontre est aussi celle entre l’objet, l’espace et le lieu. « L’objet seul n’est pas l’œuvre, c’est l’expression de ce qui apparaît et qui comprend le lieu où il est placé », écrit Lee Ufan. Dans son exposition « Requiem », The Cane of Titan, qui combine une tige de métal et un rocher, reprend au titre près une création présentée à Versailles sept ans auparavant. « Mais elle dégage une impression différente d’un lieu à l’autre », fait remarquer l’artiste. Face au château royal, la canne d’acier pouvait évoquer « le sceptre du souverain, un symbole de puissance et de pouvoir, relève Alfred Pacquement. Au contraire, gardant l’entrée de l’église Saint-Honorat, elle s’identifie au bâton sacré, accessoire de la sainteté. » Tout en restant, bien sûr, éminemment abstraite. Autres principes à l’œuvre, cette fois-ci dans sa peinture : la répétition et la durée. Depuis 2006, la série Dialogue se caractérise ainsi par la trace, sur une toile blanche, d’une brosse large trempée dans un mélange de pigments et d’huile. Là encore, le geste, similaire, diffère cependant d’un tableau à l’autre. Et n’exclut pas l’improvisation d’une nouvelle expérimentation, tel ce coup de pinceau venant se superposer à la transparence du vitrail dans le chœur de l’église Saint-Honorat, touche de vert acide vibrant de la même vitalité que la nature au-dehors (Response).
« Le non-faire » du non-peint et du non-sculpté théorisé par Lee Ufan remet en question la notion de l’ego de l’auteur. « Notre temps, écrivait-il en 1995, doit dépasser l’époque moderne centrée sur l’ego, et défricher un monde d’expression ouverte. Il est important que l’artiste se place comme un intermédiaire, et non pas comme le créateur. » Cette humilité a sans doute ses limites, mais elle constitue indéniablement une direction dans nombre de ses expositions, comme le parcours du Lee Ufan Museum, à Naoshima, qui se termine par une cellule de méditation. À Arles, dans l’ancienne nécropole des Alyscamps parsemée de sarcophages, paysage de ruines à l’abandon, le recueillement se charge cependant d’une signification plus sombre : « Tout apparaît et disparaît. Dans ce déroulement des choses, moi-même, je vais un jour disparaître… et je serai complètement délabré, également. C’est donc un endroit évocateur, y compris pour mon propre destin, qui me donne l’occasion de penser au présent et au sens de la vie » (entretien avec Alfred Pacquement dans le catalogue de l’exposition « Requiem »).
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Lee Ufan au kaléidoscope
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Lee Ufan au kaléidoscope