Art contemporain

Le très étonnant Hubert Duprat

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 27 octobre 2020 - 1806 mots

PARIS

Dans les années 1980, ses Tubes de trichoptères firent sensation, au point d’éclipser le reste d’un travail tour à tour baroque et conceptuel, en dialogue spirituel avec la matière. À découvrir grâce à la rétrospective en cours au Musée d’art moderne.

Il était convenu que notre entretien ne serait pas enregistré, tout juste consigné en pointillé par quelques notes prises à la volée. Et voilà qu’en nous accueillant au Musée d’art moderne, avec ses faux airs d’Einstein ébouriffé, Hubert Duprat ne souhaite pas tellement non plus parler de son travail sur les trichoptères, d’ailleurs presque absent du parcours de l’exposition, relégué dans les sous-sols. Les trichoptères, il en a, explique-t-il, un peu soupé. C’est pourtant ce travail qui le fit connaître dans les années 1980, et qui contribua à construire sa légende.

Voici dans quelles circonstances. En 1979, l’artiste et futur instituteur, curieux de tout, fait de vagues essais d’orpaillage dans les environs de Montpellier. Peu de temps auparavant, il a découvert les « capacités constructives des insectes aquatiques » en lisant un numéro de la revue naturaliste La Hulotte, consacré à « la vie de la mare » [Miroir du trichoptères, Fage Éditions]. Par association d’idées lui vient celle que les larves de trichoptères présentes dans les rivières françaises pourraient intégrer des paillettes d’or dans la fabrication de leur étui de protection. Quelques contretemps et expériences in vitro plus tard, en février 1983, Hubert Duprat dépose auprès de l’INPI un brevet intitulé : « Confection de fourreaux par des larves aquatiques de trichoptères à l’aide de matières précieuses ».

À la marge et au centre

Au détour d’un rayon de livres anciens, le jeune autodidacte va vite s’apercevoir qu’il n’est pas le premier à avoir mené à bien cette entreprise. Une certaine Miss Smee l’a fait un peu plus d’un siècle avant lui. Déconvenue qui ne le décourage pas, au contraire. Tout en poursuivant ses collaborations avec des phryganes (une sous-espèce des trichoptères), Hubert Duprat commence à amasser au sujet de ces insectes industrieux une documentation qui rassemble des centaines d’archives en tout genre, planches d’ouvrages d’entomologie du XVIe siècle, photographies au microscope, estampes, fossiles de Sibérie, ex-voto, articles de magazine de décoration, et même un extrait du dessin animé nippon Maya l’Abeille… parcourant pour cela les bibliothèques du monde entier, de Melbourne à Moscou. La somme de ces recherches obsessionnelles constitue, au fil des années, un ensemble aussi impressionnant qu’hétéroclite, exposé en 2012 à la Haute École d’art et de design, à Genève, sous le titre « La dernière bibliothèque ».

Cependant, cette traque aux documents n’eut qu’un écho discret comparé à celui de la première présentation des Tubes de trichoptères, en 1984, un peu avant qu’Hubert Duprat ne commence à enseigner dans une école d’art. Moins que ces délicats objets miniatures, c’est alors le principe de leur réalisation qui fait sensation. En effet, « le coup éclatant mis en œuvre par Duprat, qui lui a valu une notoriété durable, était une version excentrique de l’œuvre conceptuelle », avance l’historienne de l’art Patricia Falguières, dans le catalogue d’exposition du MAM. Tandis que les artistes conceptuels se sont affranchis de l’obligation du « faire », Hubert Duprat délègue ostensiblement celle-ci aux « êtres parmi les plus infimes du règne animal », qu’il fait travailler à la confection de leurs propres cocons en plaçant à leur intention de petites tiges d’or, des perles, des turquoises, des opales, des lapis-lazuli, des saphirs… « Hubert Duprat expose la phrygane en public, au même titre qu’une œuvre d’art. L’animal charriant son étui artificieux est montré à hauteur des yeux, dans un aquarium de petite dimension, fixé au mur et dûment alimenté en eau courante, réfrigérée et oxygénée », relate l’historien de l’art Christian Besson [Les écrits restent,éditions MF], précisant que le choix consiste à montrer le résultat et non le processus de fabrication, afin « de ne pas faire des phryganes des bêtes de cirque ». Douterait-on du sérieux de tout cela, un très gros livre bilingue à couverture cartonnée, Miroir du trichoptère, clôt l’aventure documentaire du poids de ses quelque six cents pages. Une manière de signifier que « la dalle est posée », sourit Olivier Antoine, directeur d’Art : Concept, la galerie parisienne de l’artiste. « Ce livre, c’est un peu son Grand Verre», se risque-t-il.

Difficile, a priori, d’imaginer un lien entre Hubert Duprat et Marcel Duchamp. Si ce n’est, bien sûr, sa façon de se tenir à l’écart tout en occupant le centre. « C’est un artiste un peu légendaire », assure Fabrice Hergott, le directeur du MAM. Installé à Nîmes, où il a enseigné à l’École des beaux-arts, Hubert Duprat y cultive ses amitiés épistolaires avec toutes sortes d’intellectuels et sa réputation de personnage un peu bourru. Mais c’est plutôt sa propension à laisser aux historiens d’art et aux critiques le soin de s’exprimer sur son œuvre qui le rapproche de l’inventeur des ready-made, lequel fit toujours signer par d’autres, ou par des pseudonymes, les textes commentant ses trouvailles. « Car les meilleurs artistes, en tout cas les mieux placés dans la compétition pour la reconnaissance, savent que ce n’est pas à eux de parler de leurs œuvres, mais qu’il leur revient simplement de convaincre les spécialistes d’en parler à leur place », analyse la sociologue Nathalie Heinich [Lieux communs, l’art du cliché, CNRS éditions]. Dans Les écrits restent, Duprat a ainsi souhaité sélectionner et réunir dix-neuf textes d’autres auteurs inspirés par sa démarche, rédigés entre 1986 et 2019. Et préfère, pour sa part, s’abstenir de répondre aux interviews.

Que l’on ne s’y trompe pas. L’ambition de Duprat – à supposer qu’elle existe – n’a rien d’un calcul carriériste, et s’il brigue une position, c’est avec infiniment d’humour et d’humilité. En préambule de Miroir du trichoptère, il souligne ainsi la dimension dérisoire et quasi nihiliste d’une quête encyclopédique revenant à collecter « presque tout sur presque rien ». Relevant au passage que « dans la lutte entre l’atelier et la bibliothèque », le triomphe de la seconde est total. Car d’atelier, Hubert Duprat n’en a pas.

Merveilleusement conceptuel

Dès les années 1980, il a cependant fait de cette question d’espace, lieu commun de l’artiste, un motif de son travail, décliné dans plusieurs ensembles : des sténopés, des Marqueteries (1986-1994), et des installations monumentales. Transformé en chambre noire, l’atelier chrysalide se remplit ainsi dans la première série de la réflexion du monde extérieur, façades et ciel bleu venant se superposer aux murs de la pièce plongée dans l’obscurité (L’Atelier ou la montée des images, 1983-1985). Puis l’artiste en reproduit le plan stylisé sur des plaques de contreplaqué avec des incrustations, selon, de fanons de baleine, de buis, d’ivoire, de nacre, d’écaille de tortue… Enfin, il en reproduit le schéma sous forme d’architectures sculpturales – et quelque peu encombrantes – en béton coulé. Au final, en se passant d’atelier, « Duprat parvient à suffisamment s’arracher à la conception traditionnelle de ce qu’il faut bien continuer d’appeler la création, pour pouvoir affronter ce que Walter Benjamin désignait comme la perte d’aura des œuvres, l’absence, désormais, d’un espace qui les consacre a priori comme telles », observe la professeure d’esthétique Catherine Perret.Cet escamotage du lieu de travail surprend d’autant plus au vu de la nature ouvragée de nombre des œuvres de l’artiste, dont le Musée d’art moderne présente ces jours-ci la quasi-totalité. Quand ce sont « les autres » qui parlent du travail d’Hubert Duprat, un mot revient très souvent, celui de merveille. « Est “merveille”, nous disent les théoriciens de la Renaissance, tout effet spectaculaire dont on ignore la cause », rappelle Patricia Falguières. Dans la production, rare, de Duprat, ce sont par exemple des troncs d’arbres gainés de soixante-dix mille clous de laiton (Coupé-cloué, 1991-1994), de longs tubes lisses en résine dont l’intérieur est entièrement tapissé de sombres hématites scintillantes (Comme un gant, 2004), de volumineux cocons constitués de plaquettes d’ambre assemblées (Nord, 1997-1998). Parfois le truc est apparent : tel ce buisson de corail rouge aux jointures baguées de mie de pain (Corail Costa Brava, 1994-2016). Le plus souvent, cependant, il relève du mystère. Comme avec ce cube parfait en Plexiglas et pâte à modeler, sculpture transparente, autoportante et inamovible (Sans titre, 2011-2012). Ou ce cylindre de résine qui semble transpercé de l’intérieur (Martyr, 2019), sculpté en creux.

Une réflexion sur la sculpture

Si les dates indiquées pour chacune des œuvres marquent une temporalité, « c’est qu’il peut s’écouler des années entre l’idée et sa réalisation, car Duprat va chercher le matériau adéquat, le geste parfait, le bon artisan pour l’exécuter, explique Olivier Antoine. Son travail est un travail de sculpture et de réflexion sur la sculpture. » La performance est parfois à peine visible, comme avec ce mur criblé de milliers d’impacts de balles (Sans titre, mur de grenaille), une œuvre « réactivée » in situ – on imagine dans quel vacarme… Mais la véritable puissance de déflagration de la démarche est ailleurs, dans des œuvres capables de condenser une myriade de significations et convoquant plusieurs registres de savoirs dans une apparente économie de moyens.

C’est Volos (2013-2020), une hache polie fichée dans un pain d’argile encore empaqueté, légèrement affaissé, qui mime dans sa concision et sa compacité celle des statuaires primitives à la puissance occulte. Ou bien la série de silex Les Bêtes (1992-1999), dont les contours denticulés évoquent un bestiaire formé par les mains du conteur et projeté sur les murs à la lueur de la flamme. On pense à la grotte Chauvet, à la caverne platonicienne, au théâtre d’ombres, aux lanternes magiques… autant de strates de mémoire collective à feuilleter mentalement. Auxquelles il faut ajouter un biais impensable : ces objets minéraux apparemment simples réunissent en effet la technique de la taille directe et celle du polissage, effectuant ainsi un impossible raccourci historique.

Olivier Antoine conservait jalousement un exemplaire de cette série, une de ses préférées, dans son bureau. Jusqu’à ce que François Pinault en franchisse le seuil, sur les talons de Caroline Bourgeois. La conservatrice auprès de la Collection Pinault a en effet repéré tardivement, mais avec enthousiasme, le travail d’Hubert Duprat, qui a été exposé en 2012 à la Punta della Dogana et au Palazzo Grassi dans le cadre de l’exposition « Slip of the Tongue ». Depuis, plusieurs œuvres ont intégré la Collection Pinault, tandis que les Tubes de trichoptères, dont une quinzaine sont aujourd’hui dans des institutions et une vingtaine dans des collections privées, continuent de voyager dans le monde à la faveur de prêts incessants. Et une nouvelle famille de ces petits insectes larvaires a été homologuée « et baptisée… Dupratus», s’amuse Olivier Antoine. Quant à la reconnaissance publique de l’importance artistique d’Hubert Duprat, elle se joue désormais au Musée d’art moderne, qui lui consacre une somptueuse rétrospective.

 

1957
Naissance à Nérac (47)
1984
« Le vivant et l’artificiel » , exposition collective, Cloître Saint-Louis, Avignon
1998
« Être nature » , exposition collective, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain
1999
Exposition personnelle, au Mamco, à Genève
2014
Exposition personnelle à La Verrière Hermès, Bruxelles
2020
Rétrospective jusqu’au 10 janvier 2021 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
« Hubert Duprat »,
jusqu’au 10 janvier 2021. Musée d’art moderne, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h (jusqu’à 22 h le jeudi pour les expositions temporaires). Tarifs : 10 et 8 €. Commissaire : Jessica Castex. www.mam.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°738 du 1 novembre 2020, avec le titre suivant : Le très étonnant Hubert Duprat

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