NICE - S’il est artiste qui a mené sa vie en toute liberté, c’est bien Jean Dupuy. Étonnant parcours pour cet homme qui en 1967 abandonne une honorable carrière de peintre abstrait lyrique (proche de Jean Degottex) pour s’installer à New York à la suite d’une exposition ratée dans un magasin de meubles. Il participe l’année suivante au concours Experiment in Art & Technology lancé par B. Klüver et R. Rauschenberg. Sa pièce Heart Beats Dust remporte le premier prix. Elle est exposée simultanément (en deux exemplaires) au Brooklyn Museum et au Museum of Modern Art. Les pulsions cardiaques d’un visiteur sont captées et amplifiées par un stéthoscope électronique qui agit aussitôt sur une membrane qui propulse, dans un faisceau lumineux, en forme de cône à base pyramidale, un nuage de pigment (densité 1.56) organique rouge enfermé dans un caisson vitré. Le succès est immédiat. Il intègre la galerie Sonnabend et enseigne à la School of Visual Arts. Il entame alors une série de pièces aux fondements « technologiques ». L’une des plus célèbres répond à une commande artistique de la Cummins Engine Company, à qui l’artiste propose en 1970 une oeuvre composée d’un moteur en activité dont les traces nocives de combustion sont stockées dans une boule en Pyrex reliée au moteur. Fewafuel (qui est un jeu de mots avec fire/earth/water/air et bien sûr fuel) est retirée au bout de quinze jours. La pièce fait scandale car elle met à jour les effets polluants des moteurs produits par l’entreprise mécène. Deux ans plus tard, il crée lors de la fameuse exposition 60/72 au Grand Palais la pièce EAR qui permet à chaque visiteur de regarder le fond de sa propre oreille grâce à un mécanisme aussi absurde qu’efficace. Mais le suivi traditionnel des expositions ennuie Jean Dupuy. Il se lie au groupe Guerilla Art Action Group qui revendique un comportement anti-establishment, notamment contre un marché de l’art de plus en plus hystérique. Il quitte sa galerie et organise en 1973 dans son atelier au 405E, 13th St. une exposition d’une trentaine d’artistes dont L. Rivers, C. Oldenburg, N. June Paik, ses voisins de palier.
Les années Fluxus
Aucune oeuvre n’est à vendre, beaucoup sont invisibles, immatérielles comme cette intervention de G. Matta Clark qui avait tout simplement lavé une des vitres des dix-huit fenêtres plus que poussiéreuses du studio. L’opération se renouvellera trois années d’affilée avec autant de réussite. Jean Dupuy commence parallèlement à organiser des performances collectives où s’entrecroise un grand nombre d’artistes, la plupart liés au mouvement Fluxus, mais aussi à des personnalités comme R. Serra, P. Glass ou L. Anderson. Ce sont les « Three evenings on a revolving Stage » de la Judson Church où l’on peut, entre autres choses, chanter à capella, ou encore les mythiques soirées de la Kitchen, dont le repas « soup & tart » orchestré par ses soins réunit près de 300 personnes. Il se lie d’amitié avec G. Maciunas, ce qui fera dire de lui qu’il était un fluxus alors qu’il ne l’a jamais été historiquement, sauf par affilia- tion momentanée durant ces quelques années. Il ouvre avec son épouse un restaurant, puis arrête en 1979 toute activité liée à la performance, sentant avec beaucoup d’acuité venir la banalisation de ce « médium ». Il continue de produire des pièces aux mécanismes poétiques comme Lazy Suzan, constituée d’une roue mobile (suspendue sur deux échelles) dont le roulement à bille (un Lazy Suzan aux États-Unis) est bloqué, mais qui, malgré tout, continue à tourner « paresseusement » en suivant le mouvement de la terre. Il écrit alors sa première anagramme : « VENUS UNIQUE AMERICAIN RED / UNIVERS ARDU EN MÉCANIQUE » et devient Ypudu anagrammiste, inventant des textes plus ou moins longs mettant en scène des personnages tels que Léon le bègue qui se joue du langage en s’imposant des équations poétiques de mots.
Ses textes qui fonctionnent comme des partitions musicales à déchiffrer deviennent peu à peu des oeuvres à part entière ou des livres d’artistes comme cette remarquable série d’ouvrages produits soit par J. Donguy, C. Xatrec, F. Conz ou le Frac Bourgogne qui fait depuis près de quinze ans un remarquable travail de conservation de l’oeuvre (et donc de mémoire) de ce personnage hors norme.
L’exposition au Mamac, à Nice, réunit un ensemble d’anagrammes courtes, directement dessinées sur le mur, des films-témoignages sur certaines de ses performances, ainsi que de nombreux objets plus « volatils » les uns que les autres, et que l’artiste aime tant fabriquer du fond de son imaginaire rousselien, tel «Anacycle » qui devient un « Anacycle pour Anacycliste », un superbe vélo composé de deux roues, deux dérailleurs, deux guidons et deux selles qui s’opposent sur le même cadre. Un livre sera publié pour l’occasion aux éditions Sémiose : Le ton de mon cru. Dupuy qui pourra.
Du 18 janvierau 25 mars, Mamac, Promenade des Arts, 06364 Nice cedex 4, tél. 33 04 97 13 42 01,tlj 10h-18h sauf lundi.
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« Le ton de mon cru »
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire : Michèle Brun - Nombre d’oeuvres : environ 50 - Nombre de salles : 1, la salle de la Galerie Contemporaine
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°250 du 5 janvier 2007, avec le titre suivant : « Le ton de mon cru »