Savoir-faire ancestral, cette technique « lente » reprend une place inattendue dans la création contemporaine. Les collaborations se multiplient entre manufactures, artistes et galeries.
Il y a quelques semaines, Le chien, la robe de chambre, les chaussures et la langouste, de Daniel Dewar et Grégory Gicquel, rejoignait les collections du Centre Pompidou. Dix ans se sont écoulés depuis la fabrication de cette tapisserie monumentale conçue par les lauréats 2012 du prix Marcel Duchamp. À l’époque, les œuvres textiles opéraient timidement leur retour dans la création – indice d’une frontière de plus en plus poreuse entre les beaux-arts et les arts appliqués. Leur présence dans l’art contemporain est, depuis, devenue « incontournable », comme le souligne la conservatrice Anne Dressen, commissaire de l’exposition « Decorum » que le Musée d’art moderne de Paris consacrait, en 2014, aux tapis et tapisseries d’artistes.À l’origine, ces tentures avaient, dans les châteaux, une fonction meublante, acoustique, tout en assumant une dimension symbolique et décorative. Ces marqueurs de pouvoir et de richesse intégrèrent plus tard les intérieurs bourgeois, puis tombèrent en désuétude. Mais tout au long du XXe siècle, les artistes n’ont cessé de s’y intéresser. On parla d’abord d’un « renouveau » avec Jean Lurçat (1892-1966), qui fonde en 1947 l’Association des peintres-cartonniers de tapisserie. Cette dernière préconise des modèles – ou cartons – créés spécifiquement, « avec des aplats francs, des coloris limités, réduisant la part interprétative mais respectant davantage la particularité du médium », explique Anne Dressen dans le catalogue Decorum. Lurçat est également à l’origine des Biennales de Lausanne (1962-1995), où va s’épanouir la Nouvelle Tapisserie. Ce mouvement international des années 1960 compte notamment l’Américaine Sheila Hick (née en 1934), toujours très active, parmi ses représentants emblématiques.Dans les décennies suivantes, des plasticiens comme Marc Camille Chaimowicz (né en 1947) revisitent les codes de la sphère domestique et des savoir-faire qui y sont associés, et d’autres, comme Mike Kelley, Grayson Perry ou Caroline Achaintre, ceux de l’artisanat et du folklore. « De fait, la tapisserie n’a jamais disparu, remarque Anne Dressen. Je me suis d’ailleurs rendu compte, à l’occasion de l’exposition “Decorum”, que sans le savoir je renouais avec une histoire de l’institution passée sous silence, puisque le Musée d’art moderne a animé, dans les années 1980, un département Art et création textile. »
Aujourd’hui, les manufactures chargées de perpétuer les savoir-faire tapissiers se montrent très désireuses de collaborer avec des artistes, afin de s’inscrire dans l’actualité de la création. Depuis 2010, la Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson (Creuse), constitue ainsi un fonds contemporain à travers des appels à projet et des commandes mécénées. En 2020, elle a également lancé la collection Carré d’Aubusson, dont l’objectif est de collaborer avec des galeries d’art afin de proposer des tapisseries adaptées aux intérieurs domestiques (1,84 m x 1,84 m). La galerie partenaire cède les droits de tissage du premier exemplaire (sur les huit prévus) ; en échange, la Cité met la tapisserie à sa disposition pour qu’elle soit exposée avec les autres œuvres de l’artiste, et ainsi générer des retissages pour le compte de collectionneurs. En juin dernier, la manufacture Robert Four (spécialiste de la tapisserie au point noué) a dévoilé pour sa part une pièce réalisée avec Laurent Grasso (né en 1972). L’ouvrage, dans la continuité des Studies into the Past de l’artiste conceptuel, a nécessité plus de 1100 heures de travail…Les temps de production des grands formats renvoient, c’est sûr, à une autre époque. Le tomber de métier de la tapisserie réalisée par la Manufacture des Gobelins d’après une peinture d’Hélène Delprat est prévu pour 2030... « C’est fou et complètement anachronique de pouvoir encore travailler ainsi, pendant des années, sur une seule tapisserie », remarque l’artiste. Hélène Delprat a rencontré les lissières afin de discuter avec elles de ce qui pouvait être adapté, modifié, traduit. « Il faut qu’il y ait un dialogue, qu’elles se sentent libres de me faire des propositions et que nous interprétions ensemble ma peinture. Le résultat, à mon sens, ne doit pas être la parfaite copie du tableau. Cela présenterait peu d’intérêt. À l’arrivée, ce sera un peu différent du projet d’origine. Une sorte de transposition, au format plus important que celui de l’œuvre de départ. »Si l’on en croit le nombre d’œuvres textiles répertoriées sur le site de la foire Art Paris, dont la prochaine édition met l’accent sur la thématique Art and Craft, la tapisserie est désormais un medium comme un autre. L’attirance des artistes pour les savoir-faire traditionnels est peut-être une réaction à un modèle de société valorisant l’efficacité – donc la vitesse – et la dématérialisation. Dans un environnement marqué par la mécanisation et la technologie, la lenteur de fabrication, tout comme l’expérience haptique qu’offrent les pièces tactiles, tuftées, tissées, ou nouées, deviennent des qualités précieuses.Certains voient même dans l’engouement récent pour les techniques artisanales, telles que la céramique et la tapisserie, une posture de résistance. En se référant à la tradition de la Manufacture des Gobelins et à la façon dont cette dernière a accompagné l’histoire des monarchies et la formation des identités nationales, le travail de l’artiste Zuzanna Czebatul (née en 1986) témoigne pour sa part d’une intéressante distance critique. Présentées en octobre dernier à la galerie Sans titre, ses tapisseries monumentales, par leur « taille démesurée et leur grandiloquence désuète déjouaient, selon la commissaire de l’exposition, Devrim Bayar, l’autorité du white cube».Des reproductions de photos d’actualité de Goshka Macuga aux tissages pleins d’humour de Laure Prouvost, pour être ornemental, l’art textile n’est pas limité à sa dimension esthétique. Et bien que la matière et la technique ne soient pas indifférentes, elles ne doivent pas faire oublier l’importance des thèmes abordés. Dans son exposition à la galerie Hauser et Wirth, Hélène Delprat (née en 1957) a ainsi souhaité présenter, en regard de ses peintures aux tonalités sombres, un ensemble de tapis – réalisés cette fois de façon mécanique, à partir d’un fichier numérique. Très graphiques, ils reprennent en orange sur fond clair le motif des frises géométriques adhésives accolées sur les vitrines des grands magasins parisiens, pendant la guerre de 1914 (car il fallait se protéger des éclats de verre en cas de tirs d’obus). « J’ai souhaité la présence de ces tapis dans l’exposition, explique-t-elle, parce qu’ils enlèvent de la gravité à la peinture, mais aussi parce qu’on ne peut pas imaginer que ces images soient liées à une tragédie ».Que l’on pense aux tentures confectionnées à partir de capsules de canettes d’El Anatsui (né en 1944) ou à celles, tissage de matériaux trouvés dans les décharges (touches de clavier, bouchons en plastique, tubes de dentifrice…) de Moffat Takadiwa, des pièces éminentes échappant au registre purement pictural ou sculptural, complexes dans leurs intrications formelles et conceptuelles, sont aussi apparues ces dernières années. « Plutôt que d’arts appliqués, il serait plus judicieux de parler d’arts impliqués », note Anne Dressen. Un terme alternatif emprunté au philosophe de l’esthétique Étienne Souriau, qui invite à un regard plus ouvert.
Du fil au calcul
La tapisserie suppose une grande variété de techniques. L’exposition « Decorum » distinguait ainsi les productions d’artistes « band made » (sur métier, en création directe ou tuftées à la main), les réalisations déléguées à des manufactures (via des cartons peints ou des photographies agrandies), les tissages mécaniques (parfois générés par ordinateur), voire des installations ready made à partir de tapis existants. Autant de procédés renvoyant à leur tour à des statuts d’œuvres différents : créations originales, pièces uniques, éditions (multiples ou illimitées) L’invention en 1801 du premier appareil à tisser mécanique – le métier Jacquard – est d’une certaine façon à l’origine de l’informatique. C’est à partir de ses cartons perforés automatisant la sélection des fils qu’Ada Lovelace conçut en effet, trente ans plus tard, un programme pour la machine à calculer de Charles Babbage, considérée comme étant l’ancêtre de l’ordinateur.
« Decorum, » sous la direction d’Anne Dressen,
Skira, 2013, 224 pages, 45 euros. Catalogue de l’exposition.
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Le tissage est de retour
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Le tissage est de retour