En se focalisant sur la période 1960-1980, le Kunstmuseum de Bâle rend un hommage magistral à ce maître de l’abstraction américaine.
BÂLE - Évoquant en 1951, dans une conférence intitulée « Ce que l’art abstrait signifie pour moi », un homme qu’il avait connu dans sa jeunesse, Willem de Kooning (1904-1997) conclut en ces termes : « Je n’ai jamais rien compris au personnage, mais quand je repense à lui, tout ce dont je me souviens, c’est qu’il avait une expression très abstraite sur le visage. » Relue a posteriori, cette déclaration pourrait figurer le nœud de ce travail, lancé dans une « abstractisation » sans relâche de tout ce qui l’entoure et surtout de tout ce qui le touche.
L’intelligence de cette exposition est de nous épargner une rétrospective-fleuve – déjà vue ailleurs, de même que la présentation des œuvres récentes, objet d’un projet spécifique – pour se concentrer, en seulement trente-sept tableaux et un accrochage clair et tendu, sur les décennies clés 1960-1970.
En 1960, de Kooning est déjà une star, il est l’homme des Women series au retentissement considérable, qui ambitionne de délaisser le tumulte new-yorkais pour la quiétude champêtre de East Hampton, à Long Island (New York) – où il s’installe définitivement en 1963. Une « retraite » qui va renouveler sa créativité, en plaçant la chose naturelle au centre de ses préoccupations passionnées. Plus que de topographie concrète, il est question de souvenirs, d’impressions, de sensations.
Car le paysage n’est pas une nouveauté chez l’artiste, qui, dès le milieu des années 1950, avec ses Highway Landscapes, faisait déjà montre d’un goût pour le paysage en mouvement (et le mouvement dans le paysage). Il en développe désormais une conception où le sujet est poussé à un degré d’abstraction jamais atteint auparavant.
La présentation, presque chronologique, s’ouvre sur des Abstract Pastoral Landscapes, compositions au geste rageur mais contenu, aux tons pastel, à la lumière nouvelle et comme nimbant en totalité un motif déconstruit à l’extrême (Untitled (Summer in Springs), 1962 ; Villa Borghese, 1960). Le regard parvient pourtant, immédiatement ou à force de digression, à y trouver un élément familier auquel se raccrocher pour entamer sa propre reconstruction. Ici peut-être un motif floral (Untitled, 1961), là comme une cascade (Door to the River, 1960), un coin de mer (Untitled, 1961) ?
Cette sensation de flottement dans la toile se poursuit dans tout l’accrochage, où des atmosphères plus fougueuses, une énergie souvent exacerbée, inondent des tableaux dynamiques dont les bouillonnements parfois confinent au baroque (Untitled IV, 1978 ; Untitled XXX, 1977…) sans jamais toucher au décoratif. Une sensation que la tension parfois stridente, fruit d’un traitement presque agressif de la peinture, interdit absolument (Untitled IX, 1977).
Le corps n’est pas abandonné. Les femmes en particulier, qui réapparaissent plus déconstruites elles aussi, plus souples, moins agressives, moins totémiques que dans les années 1950 (Woman with a Hat, 1966). La propension du peintre à faire se déployer librement des interactions entre la figure et la nature est fascinante tant la fusion s’opère. Et ce, qu’il s’agisse de sujets plus humains, mais néanmoins réduits à des enchevêtrements de tâches colorées (Red Man with Moustache, 1971 ; Woman in a Garden, 1971). Ou de fragments animaliers, paysagers (l’eau souvent) ou anthropomorphes que l’on entrevoit çà ou là, empêchant l’abstraction de De Kooning d’atteindre à la pureté. Sa peinture est brute et charnelle, sent la passion, la mélancolie et l’alcool, et porte en elle une ambivalence gage d’une liberté que l’artiste s’est toujours obstinément octroyée.
L’énergie paraît d’autant plus décuplée qu’elle est souvent contenue dans des toiles de format moyen, proches du carré et de son inertie. Des toiles que l’artiste n’a pas hésité à faire pivoter à plusieurs reprises afin de trouver la meilleure orientation, la meilleure accroche, sans d’ailleurs avoir de certitude quant à la validité de ses expériences ni de sa pratique en général. Lui qui confiait au critique Harold Rosenberg, en 1972 : « C’est ce qui me fascine – faire quelque chose dont je ne puis jamais être sûr, et dont personne d’autre non plus ne peut être sûr. Je ne saurai jamais et personne d’autre ne saura jamais. »
Jusqu’au 22 janvier 2006, Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 16, Bâle, Suisse, tél. 41 61 206 62 62, www.kunstmuseumbasel.ch, tlj sauf lundi 10h-17h, mercredi jusqu’à 19h. Catalogue, Hatje Cantz Verlag, 2005, 199 p., 39,80 euros, ISBN 3-77-571629-7.
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L’abstraction ambivalente de Kooning
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire : Bernhard Mendes Bürgi - Nombre d’œuvres : 37
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°223 du 21 octobre 2005, avec le titre suivant : L’abstraction ambivalente de Kooning