NÎMES
L’édition inaugurale de la « Contemporaine » repose sur des duos d’artistes intergénérationnels, pour une exposition liée à la question de la mémoire culturelle.
Nîmes (Gard). Une « Triennale de création contemporaine » à Nîmes ? Depuis 1993 et l’ouverture du Carré d’art dans un bâtiment épuré signé Norman Foster, la cité célèbre pour ses monuments antiques semblait davantage cultiver sa romanité. L’impulsion est cependant venue de la Ville, qui a lancé un appel d’offres remporté en février 2023 par Anna Labouze et Keimis Henni. Le binôme est connu pour avoir fondé trois résidences d’artistes (à Marseille, Orléans et Pantin) et pour sa programmation culturelle aux Magasins généraux (à Pantin), dont ils assurent la direction artistique. Il s’agit de leur première manifestation dans l’espace public, et ils se sont alliés à cette occasion à l’incontournable société de production Eva Albarran & Co. Le pari que fait la municipalité en confiant au tandem peu expérimenté les rênes de cette première édition (dotée d’un budget d’un peu plus de 1 million d’euros), suffit à éveiller l’intérêt, d’autant que l’enjeu social est important – les écarts de développement entre les quartiers défavorisés et le reste de l’agglomération nîmoise sont à l’origine de tensions.
Le projet Labouze-Henni pour la « Contemporaine de Nîmes » met en avant « une nouvelle jeunesse ». L’intitulé de cette édition renvoie autant à une scène émergente que les commissaires connaissent bien pour l’accompagner au quotidien qu’à un public de non-initiés. Elle proclame leur volonté de se tourner vers l’avenir, mais, précisent-ils, en s’ancrant dans le passé et en interrogeant les notions d’héritage et de transmission. Les douze projets de l’exposition principale (« La fleur et la force ») reposent ainsi sur le principe de duos entre deux générations d’artistes. Leurs modalités peuvent prendre plusieurs formes : co-création (Delphine Dénéréaz et Sonia Chiambretto ; Caroline Mesquita et Laure Prouvost ; Valentin Noujaïm et Ali Cherri ; Hugo Laporte et Katja Novitskova ; Prune Phi et Smith ; Feda Wardak et Tadashi Kawamata), mentorat (Rayane Mcirdi et Virgil Vernier ; Alassan Diawara et Zineb Sedira) ou inspiration (June Balthazard et Suzanne Husky ; Jeanne Vicerial et Pierre Soulages ; Neïla Czermak Ichti et Baya ; Aïda Bruyère et Judy Chicago).
Le Carré d’art abrite trois de ces duos. « Partitions sédimentaires », le portrait photographique de la ville par Diawara, marque aussi un point de départ symbolique puisqu’il entre en résonance avec Mother Tongue, de Sedira, qualifiée par les deux commissaires d’œuvre « iconique ». Ce triptyque vidéo met en scène l’artiste, sa mère et sa fille, Zineb Sedira jouant les interprètes entre trois langues (l’anglais, l’arabe et le français) qu’elle est la seule à maîtriser. Le thème de la mémoire culturelle, de sa construction, de sa diffusion, mais aussi de sa perte, sous-tend, à travers le prisme de l’immigration, une partie du parcours. La Triennale, qui bénéficie du soutien de plusieurs galeries parisiennes (notamment Kamel Mennour), a veillé à associer à chaque projet une structure locale – association, école, université…
Compter une journée au moins pour apprécier cette Contemporaine qui invite également à parcourir les rues et les places nîmoises, dans une déambulation patrimoniale. Et à s’aventurer jusqu’au quartier Pissevin-Valdegour, pour se rendre au Centre d’art contemporain de Nîmes : l’exposition « Channel », conçue par la revue numérique Figure Figure, pourra paraître hors sol, voire absconse pour un public non averti, car elle comporte énormément de textes. Elle mérite cependant amplement le détour. Dans l’enceinte de la ville, il faut voir au moins la moitié des propositions. Le Musée des beaux-arts réunit une trentaine de gouaches de Baya (1931-1998, [voir ill.]), une figure importante pour Neïla Czermak Ichti, qui ose un hommage décalé à la peintre algérienne, nourri de références à la pop culture et de visions fantastiques, affirmant ainsi sa voix singulière.
Au Musée de la romanité, le cinéaste Valentin Noujaïm part du destin oublié de l’empereur Héliogabale et met en scène, avec les masques imaginés par Ali Cherri, une fascinante oraison tragique – on pourra juste regretter l’emplacement des trois écrans sur pylône, dans la rue du musée, quelque peu parasités par la vidéo diffusée un étage plus haut. La Promesse, le joli court-métrage de Rayane Mcirdi, épaulé par le réalisateur Virgil Vernier, embarque les spectateurs dans une traversée intimiste, de la région parisienne à Marseille, direction l’Algérie des années 1980, entre vacances familiales et fantasme d’émancipation féminine. Comme souvent dans les films de Mcirdi, la voix off complète la narration de l’image, à la façon d’une relecture de l’histoire et de ses archives.
Dans la chapelle des Jésuites, June Balthazard présente Millenials, une fiction écologique mettant en scène des enfants rebelles au milieu de la forêt. Les œuvres de Suzanne Husky, une cabane refuge et une tapisserie, en prolongent l’atmosphère poétiquement politique. La promenade se termine idéalement dans les somptueux jardins de La Fontaine, où les architectes et plasticiens Wardak et Kawamata ont dessiné et assemblé un aqueduc et une gouttière géante ruisselant dans le bassin du parc. Ce monument éphémère constitue le point d’orgue de la Triennale. Enfin, c’est la nuit que l’on activera le manège interactif imaginé par Caroline Mesquita et Laure Prouvost : son automate s’anime quand on tourne son socle, tandis que les ampoules multicolores clignotent dans l’obscurité.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : La Triennale de Nîmes a trouvé sa formule